« À la Foire aux mensonges, l’histoire est encore le magasin le mieux approvisionné (Talleyrand, 1754-1838). » La journaliste et romancière ne pouvait choisir meilleure épigraphe pour dénoncer le silence gênant du Canada sur certains chapitres peu reluisants de son histoire. En effet, qui sait comment s’est fait le peuplement des provinces de l’Ouest, au début du siècle dernier, sous la gouverne de sir Wilfrid Laurier ?
Qui a appris dans ses cours d’histoire que vingt-deux camps de travaux forcés répartis dans six provinces ont déjà existé au Canada, réputé « le plus meilleur pays au monde » ? L’autrice a choisi le genre romanesque, accessible à un plus grand nombre de lecteurs, pour rompre le silence au sujet de faits historiques sur lesquels les gouvernements et les médias ont gardé une extrême discrétion.
En 2014, le vieux Mikhaïlo, centenaire aux jambes fatiguées mais à l’esprit vif, veut libérer sa conscience d’un lourd secret touchant sa petite-fille Anna, qu’il aurait privée de sa mère. Il a fait le serment à sa grand-mère Olya de révéler ce secret avant de mourir, mais, pour des raisons qu’il est le seul à connaître, il veut le faire par l’entremise de Léna, son arrière-petite-fille, adolescente en guéguerre avec sa mère Anna. Auparavant, comme pour se dédouaner, il doit raconter les trahisons imputables à son pays d’adoption, le Canada, dont sa famille ukrainienne a été victime. Ces confidences conduisent à un long récit enchâssé et entrecoupé de retours au récit-cadre.
Mikhaïlo, immigrant de deuxième génération, commence l’histoire de sa famille en 1902, alors que sa grand-mère Olya, son mari Yourij Pylypow et leur fils de dix-sept ans Taras, séduits par la propagande de l’agent recruteur canadien Ross, émigrent de Galicie au Manitoba dans le village de Sifton. Cette partie du récit raconte la désillusion et la misère dans lesquelles se sont retrouvés les Pylypow, tant les conditions faites aux immigrants pour obtenir le droit de propriété de la terre en bois debout qu’on leur avait promise étaient irréalisables. En effet, une fois la partie réglementaire défrichée et semée, le blé récolté se révèle de si mauvaise qualité que les paysans crèvent de faim. Le gel hâtif et les grands vents des plaines manitobaines tuent la récolte avant qu’elle ne mûrisse. Les Pylypow se sentent floués au point où ils pensent retourner dans l’empire autrichien, où ils se sentaient pourtant lésés en tant qu’Ukrainiens. Beaucoup d’immigrants sont repartis. Mais un heureux hasard, la rencontre de Charles Saunders, chimiste et céréalier de la ferme expérimentale d’Ottawa, leur redonnera espoir. Ce dernier créera la « recette » du blé Marquis, une variété hybride capable de résister aux conditions climatiques du Manitoba. Les Pylypow pourront enfin obtenir leur certificat de propriété. Finis la disette et le rationnement.
Mais voilà qu’avec la déclaration de la guerre en 1914, le dominion du Canada, par fidélité à son roi George, promulgue la Loi sur les mesures de guerre, qui entraîne l’internement des immigrants issus des pays ennemis de l’Angleterre. En réalité, il s’agit de camps de travaux forcés surveillés par des soldats armés. Les Pylypow sont emprisonnés au camp Spirit Lake, en Abitibi. Mikhaïlo y naît, deuxième enfant de Taras et Tatiana, laquelle mourra au camp, de même que Yourij. Les survivants, eux, y vivront jusqu’en janvier 1917.
Entassés dans un train le 28 janvier de cette même année, ils croient être ramenés chez eux. Le train s’arrête plutôt en Ontario, au camp Kapuskasing, où les mêmes conditions d’internement et de travaux forcés prévalent. Ils ne seront libérés qu’en juillet 1919, près d’un an après l’Armistice. Les promoteurs d’un projet de construction de papetière aux abords de la rivière Kapuskasing ont pu profiter, avec l’accord du gouvernement, de la main-d’œuvre gratuite des prisonniers. À peine libérés, ces derniers apprendront que leurs biens ont été confisqués et redistribués, autre disposition de la Loi sur les mesures de guerre.
Là s’arrête le récit enchâssé de Mikhaïlo, qui meurt avant d’avoir pu se libérer du lourd secret concernant sa petite-fille tant aimée, Anna. Un deuxième tome est annoncé.
Roman très intéressant pour ce qui est de son contenu historique. Les politiciens et les hauts fonctionnaires, leurs actions et ce qui en découle, tels que les lois, les règlements, les magouilles, etc., sont authentiques, de confirmer l’autrice dans sa note au lecteur. À lire pour connaître une page importante de l’histoire du Canada.