Belle vertu que la piété filiale ! À condition, toutefois, que l’hommage aux aïeux ne tourne pas à l’investissement. À défaut de mesure, le tribut engendrera le cynisme plutôt que l’enthousiasme. Michael Ignatieff côtoie ce précipice. Que le calcul soit d’ordre politique plus que d’inspiration mercantile ne réduit pas le danger : conditionner l’électeur ou assouplir le consommateur ne sont ni l’une ni l’autre des activités désintéressées. La rouerie politique comporte même un aspect plus aventureux : ce qu’on tolère chez le maquignon scandalise chez celui qui sollicite l’adhésion civique. Quand le récent livre de Michael Ignatieff traite le lecteur en proie électorale, l’opinion se crispe donc au lieu d’admirer.
Les chapitres logés au cœur de l’ouvrage méritent lecture. Négligeant (pour l’instant ?) ses ancêtres liés au tsarisme, Ignatieff privilégie ses aïeux Grant et raconte à quels échanges ils se sont adonnés avec leur Canada d’adoption. À eux la gloire d’avoir manifesté l’audace qui caractérise tant d’immigrants ; au pays d’accueil celle d’avoir traité les arrivants aussi fraternellement que leurs prédécesseurs. À cet égard, la saga Grant éclaire d’heureuse façon les contributions successives d’une lignée inspirée et travailleuse. Elle souligne aussi la belle porosité d’un pays qui laisse accéder aux sommets même ceux qui accordent plus d’attention à leurs carrières et à leurs visées qu’à la promotion des valeurs ambiantes. Filière ferroviaire et carrière militaire furent des choix spontanés pour plusieurs générations de Grant qui révélaient ainsi leurs préférences ataviques et leur familiarité avec les bons réseaux. Simple changement de décor ou véritable enracinement ? À chacun d’en juger.
Ce survol, légitime et coloré, est encadré par deux chapitres d’une autre tessiture. En guise d’introduction, Ignatieff tente de définir ce que sont, à ses yeux, le patriotisme, l’ordre, le pays vivant, le sens de l’humour nécessaire au bon citoyen. L’abstraction sévit. Dans sa conclusion, Ignatieff invite à « penser à nos ancêtres qui se sont battus pour que le Canada ait sa place dans les réunions impériales où l’on décidait de l’ordre mondial ». Et d’ajouter que « nous pouvons sûrement en faire autant ». C’est beau, grand, indiscutable. Et vague. En refermant le livre, le lecteur en sait plus long sur les Grant, mais il continue à tout ignorer de Michael Ignatieff.