« Depuis presque un an, maintenant, il prend des photos d’objets abandonnés. » Dès la première phrase, aussi sûrement que la tiédeur de certains soirs de fin d’hiver annonce le printemps, le lecteur sait qu’il entre dans l’univers de Paul Auster. Univers aux tonalités, aux thèmes bien définis, qui se prolongent et se redéfinissent d’un roman à l’autre. Le photographe du présent roman se nomme Miles Heller, un jeune homme à la dérive qui travaille pour une compagnie spécialisée dans l’enlèvement de rebuts à la suite de reprise de finance. Nous voilà plongés au cœur de l’hécatombe des subprimes aux États-Unis, dans une Amérique qui n’a d’idyllique qu’une vision tronquée de la réalité. On pense aussitôt à Moon Palace et à la descente aux enfers qui ne manquera pas de s’ensuivre. Mais ce qui suit nous lance plutôt sur d’autres pistes qui, à leur tour, nous lanceront dans d’autres directions.
Éclatée, la trame narrative du dernier roman de Paul Auster esquisse le portrait d’une galerie de personnages qui, en s’additionnant, projettent une image kaléidoscopique des États-Unis. Du drame vécu par les malheureux qui doivent abandonner leur maison à des créanciers sans scrupules, le roman nous emporte dans l’univers de jeunes adultes à la recherche d’eux-mêmes, qui refusent de se dissoudre dans l’image édulcorée du mirage américain et de celui de leurs aînés qui revoient leurs vies en se demandant ce que ces dernières auraient été si quelques contingences de base de leur existence avaient été modifiées. Vies en devenir et vies qui amorceront bientôt leur déclin se déploient en parallèle dans la voûte austérienne. L’auteur aime jouer aux dés avec ses personnages. Les thèmes qui lui sont chers, la quête d’identité, le hasard, la répétition de motifs, se retrouvent dans Sunset Park. Une impression de patchwork se dégage de l’ensemble. Le processus, s’il n’est pas nouveau, n’est pas usuel chez Paul Auster. Pas plus que le recours à l’énumération à la manière de Perec. Paul Auster aime par ailleurs semer dans ses romans quantité d’informations réelles qui viennent brouiller les frontières entre la réalité et l’univers romanesque. Sunset Park ne fait pas exception à cette règle austérienne. Cette mise à plat de la réalité trouve également un écho dans les parties dialogiques étroitement imbriquées au récit.
Il ressort toutefois de l’ensemble, et ce même si le personnage de Miles Heller, le photographe du début, agit comme dénominateur commun de la trame narrative, une impression de dispersion, d’éclatement, voire d’inachèvement. Cette impression correspond peut-être à une intention de l’auteur, mais le lecteur referme le roman à regret, comme ces gens qui quittent leur maison en ne pouvant tout emporter avec eux.