Voici un objet littéraire inusité. Un roman écrit au long de plusieurs années à partir des années 1950, par une Inuite du Nunavik. Une sorte d’autofiction collective, créée par une représentante inspirée.
Les écrits en français issus des peuples autochtones se multiplient de nos jours, et c’est un heureux retour des choses. Au regard de cette floraison, le roman Sanaaq fait figure de précurseur et révèle le caractère visionnaire de son autrice, autodidacte. Née à Kangiqsujuaq, dans l’Arctique québécois, en 1931, Mitiarjuk Nappaaluk est décédée dans sa communauté d’origine en 2007. L’importance de sa contribution pour une meilleure connaissance de la langue et de la culture inuites a été reconnue notamment par l’Université McGill, qui lui décernait un doctorat honorifique en 2000.
Lorsqu’elle a commencé à écrire, Mitiarjuk Nappaaluk ne connaissait pas le concept de roman. Elle était toutefois héritière d’une riche tradition orale où se côtoient diverses formes de récits. Ayant appris des missionnaires l’usage des caractères syllabiques, elle était l’une des rares personnes de sa culture en mesure de s’exprimer par l’écrit en son temps. Au cours du processus de rédaction de Sanaaq, elle a commencé par la description de gestes élémentaires du quotidien, puis elle a eu recours à l’invention pour rendre compte de situations plus complexes. Dans le roman achevé, on suit le personnage féminin nommé Sanaaq et ses proches. Au fil des saisons, on peut admirer dans le détail l’adaptation des Inuits à la vie en milieu froid, mais aussi prendre la mesure des difficultés qui y sont associées. L’autrice ne passe pas sous silence que l’on peut perdre la vie à la chasse, que l’iglou peut vous tomber sur la tête quand le temps se réchauffe et que les hommes inuits peuvent être violents envers leurs femmes. Les 47 courts chapitres du livre constituent autant d’épisodes de la vie des Inuits du Nunavik, à une époque où le contact avec les Blancs avait déjà sensiblement modifié leur mode d’existence. Le roman n’en offre pas moins une formidable incursion dans le monde matériel et spirituel du peuple inuit.
Publié une première fois en 2002, Sanaaq paraît maintenant dans une version entièrement révisée par Bernard Saladin d’Anglure. Un avant-propos et une postface de l’anthropologue – qui, en plus de la traduction, a réalisé la translittération du texte original syllabique en caractères latins – évoquent avec pertinence les conditions exceptionnelles de réalisation du roman. Toutefois, la propension du traducteur à se mettre en valeur s’avère gênante, par exemple dès la première phrase de sa dédicace : « Je dédie ce livre à Claude Lévi-Strauss, qui s’intéressa beaucoup à mes recherches et m’accueillit dans son Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France lorsque je fus nommé chargé de recherche au CNRS ». Cela dit, la véritable pépite que constitue le texte de Mitiarjuk Nappaaluk mérite qu’on lui attribue toute la lumière de la publication.