« Dans le matin brumeux de Hull. À la gare routière, une fille au manteau rouge. Je lui fais une place sur mon banc au bord de la chaussée, elle s’assoit et je la rassure, ‘Le prochain autobus ne devrait pas tarder’. Elle sourit, ‘Je l’espère, j’ai hâte de partir. Vous allez à New York vous aussi ?’ ‘Oui, c’est sur mon chemin. Je continue jusqu’à La Nouvelle-Orléans.’ »
C’est ainsi que les univers de Louise et de Sambo, un jeune Togolais venu accomplir le dernier vœu de sa tante Rose, se heurteront sur un banc du terminus d’autobus.
Née d’un viol, Louise, qui ne cesse de multiplier les liaisons amoureuses éphémères, rêve de recommencer sa vie dans cette mégapole américaine où tout est possible. Cramponné à la précieuse boîte contenant les restes de celle qui l’a élevé, Sambo essaie, lui, d’imaginer cette mythique ville du sud des États-Unis qui nourrissait les illusions de Rose Lafayette. Chacun, d’abord perdu dans ses pensées, se rapprochera peu à peu de l’autre jusqu’à ce que leurs mondes se fondent l’un dans l’autre.
Entre Hull et La Nouvelle-Orléans, où Louise finira par accompagner Sambo après que le voyage a été compromis de façon absurde et dramatique, quelques figures tragiques meublent leurs souvenirs. Rose, bien sûr, qui depuis longtemps s’était laissée couler dans une folle obsession dominée par l’ombre du Butterfly, ce cargo qui avait avalé tant de jeunes garçons et de jeunes filles du Togo. Le vieil Oscar et son ami Jim, refusant d’abandonner leur maison menacée par l’ouragan qui a dévasté la Louisiane. La mère de Louise et celle de Sambo, partie un jour sans plus donner signe de vie. Et aussi des villes et des régions du monde qui prennent la dimension de véritables personnages : La Nouvelle-Orléans, tour à tour française, espagnole, américaine mais surtout noire de la peau de ces esclaves arrachés aux côtes africaines, l’Acadie qui a peuplé la Louisiane de ses déportés, et Lomé, la capitale togolaise grugée par les eaux de l’océan qui envahit l’esprit confus de Rose.
Dans le même esprit que son précédent roman, Les pieds sales, finaliste au prix Goncourt 2009, Edem Awumey nous offre un texte dense parcouru par une certaine veine onirique où souvenirs, rêves, illusions, mythes et réalité crue d’un matin gris dans une ville nordique s’entremêlent. D’un chapitre à l’autre, le lecteur plonge en alternance dans les univers de Louise et de Sambo, qui s’enchaînent l’un à l’autre dans un flux continu de pensées que traduit bien le recours presque constant aux points de suspension.
« Et le soupir de Louise, ses seins qui montent sous le frêle tissu de la robe rouge. Elle me regarde, franchement. Ses yeux me brûlent. Ses mains… »
« … tes mains, les saisir et t’emmener loin, vers l’Est canadien, au pays de ma mère, l’Acadie d’où mes ancêtres furent déportés dans le terrible automne de 1755 du côté des villages de Beaubassin et de Pisiquid, bien avant qu’ils se retrouvent en Louisiane […]. »
Exigeant, Rose déluge du Québécois d’origine togolaise Edem Awumey se lit lentement mais nous happe dès les premières pages.