Le milieu littéraire de Saint-Germain-des-Prés existe toujours, avec ses écrivains, ses éditeurs, les modes successives, le pseudo-chic, le snobisme, les réceptions, la superficialité, la flagornerie : ce qui a fait sa légende… Dans cet univers concurrentiel et élitiste, chacun voudra critiquer systématiquement tous les autres personnages : ceux qui montent et les autres qui se maintiennent. Presque comme dans la vraie vie.
Un couple de directeurs littéraires, Claire et Pierre, traverse la société française, et commente les faits et gestes de chacun de ses contemporains, tout en attendant la venue d’un prochain roman à succès pouvant le renflouer ; mais ce manuscrit salutaire tarde à se manifester. Le quotidien de Claire et Pierre est fait de rencontres, mais surtout d’impressions, d’appréciations et de rejets. Mise en abyme ? Ce n’est pas tant l’intrigue qui importe, ni le dénouement, mais plutôt l’atmosphère ; c’est ce qui distingue fondamentalement les romans français – traditionnellement fondés sur le style – des romans américains, qui sont généralement axés sur la dramatisation et le climax.
L’auteur du Dictionnaire chic du cinéma s’attarde ici encore au chic : pour le décrire, le mettre en évidence, puis le disséquer romanesquement. Pour sa littérature d’évasion, Éric Neuhoff accumule sciemment les lieux communs et ponctue chaque petite phrase d’un mot recherché, « porteur », évocateur ou inspirant, qui suggère artificiellement un signe distinctif, comme un petit supplément de clinquant, ou pour apporter une autre idée dépaysante. On repense au montage des attractions, à l’époque d’Eisenstein, pionnier de la théorie du cinéma : le but de ce processus était de juxtaposer des éléments inattendus qui capturent le regard, et de renouveler constamment ces petites surprises. Un peu comme la voix hors champ dans Une femme mariée, de Godard, qui énumérait des impressions fugitives, apparemment discontinues. Neuhoff sait fabriquer quelque chose de moderne, de très « tendance », immédiatement perceptible comme étant dans l’air du temps. Pour apprécier ce roman, il faudrait avoir ce procédé à l’esprit afin de vérifier dans chaque paragraphe comment celui-ci est appliqué. Voici quelques exemples, glanés çà et là, de ces phrases contenant un mot caractérisant, qui retient l’attention, qui pousse à la réflexion : « Il y avait cette femme très pète-sec qui travaillait dans l’intelligence artificielle » ; « Elle demanda aux Calmens quel genre d’anxiolytiques ils prenaient ». Similairement, les noms de métropoles prestigieuses (on compte une nouvelle ville mentionnée presque à chaque page) servent à glorifier, à ajouter au passage une touche de scintillant, de glamour : « Un milliardaire turinois décrivait sa rencontre avec son épouse psychanalyste » ; « Au milieu d’un silence, la danseuse déclara qu’elle avait commencé un scénario qui se passait à New York » ; « Ça te plaît, Buenos Aires ? » ; « Édouard appela de Barcelone ». En sachant comment celui-ci opère, on se laisse porter par le style attractif d’Éric Neuhoff.