On a souvent soutenu depuis quelques décennies que la postmodernité avait entraîné le déclin des grands mythes et des grands récits de la prémodernité et de la modernité. Dans son dernier livre, Gérard Bouchard estime pour sa part que les mythes, et en particulier les mythes sociaux, sont loin d’avoir été éclipsés par la raison et le progrès, qu’ils demeurent « un puissant mécanisme dans nos sociétés ». En ce sens, l’historien-sociologue poursuit la démonstration qu’il avait entreprise dans certains de ses ouvrages précédents, notamment dans Raison et contradiction, Le mythe au secours de la pensée (2003) et La pensée impuissante, Échecs et mythes nationaux canadiens-français (2004). Après avoir montré dans ces ouvrages comment le mythe permet de surmonter ou non les contradictions propres à tout discours social, Bouchard entend cette fois établir « un argumentaire théorique » visant à mieux comprendre comment émergent, se déploient, se réajustent, se sacralisent ou même s’essoufflent les mythes « en tant que représentations logeant au cœur des imaginaires collectifs ». À une époque que certains disent en crise de « significations imaginaires sociales » (Castoriadis, 1996), les mythes continueraient donc d’agir comme soutien à des « configurations largement inconscientes d’images et de symboles qui nourrissent les représentations collectives » et qui ont « le pouvoir de projeter toute une société dans les directions les plus diverses allant de l’altruisme le plus pur au fanatisme le plus destructeur ». En fait, pour Bouchard, « il n’existe pas de société sans mythes, il n’y a que des sociétés qui entretiennent l’illusion de ne pas en avoir ».
Une fois ce postulat bien établi, il importe de définir ce qu’est un mythe social. À cet égard, l’approche de Bouchard, qui a recensé pas moins de 138 définitions du mythe dans la littérature scientifique, est particulièrement bien documentée. Finalement, Bouchard conçoit le mythe comme un « composé sacralisé d’émotion et de raison qui s’enracine dans la psyché, baigne dans la transcendance et se déploie dans le social ». Partant de cette définition, Bouchard tente ensuite de circonscrire les principales composantes (l’ancrage, l’empreinte émotionnelle, l’éthos, la sacralisation, le récit, etc.) et les techniques de persuasion (les mécanismes argumentaires, les formes ou structures de pensée, etc.) qui caractérisent un processus de mythification. Puis, considérant que le mythe social doit être abordé « sur la base non pas de sa vérité, mais de son efficacité », il s’intéresse aux multiples conditions (cohérence, polysémie, polyvalence, adaptabilité, compatibilité, pertinence, etc.) qui assurent son succès. Enfin, la dernière partie de l’ouvrage décrit la structure pyramidale, composée de mythes directeurs et de mythes dérivés, qu’on trouve au cœur de tout imaginaire collectif.
La réflexion théorique que propose l’essai de Bouchard est fort bien documentée, mais elle aurait gagné à être plus exemplifiée. Le propos donne en effet par moments l’impression de rendre compte du phénomène mythique à l’aide d’une accumulation parfois énumérative de points et de sous-points, brièvement étayés par quelques exemples, souvent les mêmes (notamment celui des nouveaux mythes dont s’est doté le Québec à partir de la Révolution tranquille, et celui du mythe de l’american dream et de ses diverses variantes aux États-Unis). Autrement dit, on aurait pu souhaiter que la démonstration conceptuelle et typologique propose une meilleure illustration de la façon dont un mythe évolue et s’actualise au sein d’un environnement social et historique donné. Qu’il suffise ici de rappeler, à titre d’exemple d’études du genre, l’ouvrage de Pascal Brissette (Nelligan dans tous ses états, Un mythe national, 1998), qui a bien montré sur un plan à la fois synchronique et diachronique comment le mythe de Nelligan a été recyclé et revivifié à différentes époques, même lorsqu’on tentait pourtant de le déconstruire et de le rendre inopérant (par exemple, l’ouvrage de Jean Larose, Le mythe de Nelligan, 1981). Cela dit, convenons malgré tout que Bouchard a atteint son objectif qui consistait à « réhabiliter le mythe comme composante essentielle de la pensée », mais qu’il reste maintenant, comme il le suggère lui-même, à mettre plus concrètement en application, et partant à valider, son argumentaire théorique à l’aide d’enquêtes empiriques.
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