Il y en a…
Dans un contexte où le discours dominant assimile toute croyance religieuse à une superstition qui ne saurait que disparaître avec la marche du monde, il peut être déstabilisant de s’arrêter au témoignage des mystiques. Ces derniers, qui ne sont pas des prosélytes, habitent un univers étranger aux travers du cléricalisme. Ce sont de simples humains ayant fait une expérience bien particulière, qu’ils décrivent comme une connaissance intime de Dieu. Certes, on peut balayer cette affirmation du revers de la main ; mais il s’avère que, depuis les premiers temps du christianisme jusqu’à l’époque contemporaine, nombre d’entre eux ont pris la plume pour dépeindre cette expérience en toute sincérité. Face à ces récits, notre monde matérialiste se trouve devant une alternative : ou on les traite de menteurs, d’affabulateurs ou de psychotiques, ou on leur accorde un minimum de respect et de dignité en prenant au moins la peine de les lire.
Quand ils ont écrit. Car ce n’est pas leur premier réflexe : tous, ils sont conscients que leur expérience ne se met pas en mots, qu’ils sont impuissants à la faire saisir à des lecteurs n’ayant pas passé par les mêmes états qu’eux, un peu comme celui qui s’est échappé de l’allégorique caverne platonicienne revient incompris de ses semblables. Souvent, c’est parce qu’on le leur demande qu’ils le font. C’est notamment le cas de Marie de l’Incarnation, qui a 21 ans lorsqu’elle vit un mystère intérieur qui bouleverse sa vie et la poussera ultérieurement à tout abandonner pour venir au Canada ; ce n’est que 34 ans plus tard, à la demande de son confesseur, qu’elle couche sur papier cette expérience à l’intention, entre autres, de son fils resté en France, aboutissant ainsi, selon Max Huot de Longchamp, « à l’un des textes les plus riches de la littérature mystique francophone ».
En fait, la palette des témoins, dont il est question dans le livre, est des plus variées. Ils sont une bonne quarantaine, de saint Augustin (354-430) et Bernard de Clairvaux (1090-1153) à Paul Claudel (1868-1955) et Dag Hammarskjöld (oui, celui-là même qui fut secrétaire général des Nations Unies, de 1953 à 1961) à tenter de dire l’ineffable : « À l’improviste, au moment où je prenais un paletot dans l’armoire, j’ai été terrassée par cette présence sensible de Dieu en nous, qui est inexprimable, mais plus réelle à l’esprit que tout ce qui existe ici-bas » (Jeanne Schmitz-Rouly [1891-1979], Journal spirituel).
L’auteur n’aborde pas le sujet du point de vue du profane qui voudrait décortiquer le phénomène soit pour dénoncer l’imposture soit pour aboutir à une démonstration irrécusable. Il écoute, analyse et décrit. Certes, il est bien conscient de la question incontournable : « L’honnête homme voudrait savoir si la Vierge Marie s’est réellement manifestée à Bernadette Soubirous dans une grotte à Lourdes, ou bien si Bernadette a tout inventé, ou bien encore si cette enfant fragile n’a pas été victime de troubles mentaux ». Les mystiques ont d’ailleurs eux-mêmes abordé cette question de l’authenticité, ne serait-ce que pour répondre aux interrogations de ceux et celles qui ont été plongés inopinément dans cet état et en ressortent désarçonnés et perplexes – et le discernement devient ici une valeur cardinale. Mais dans tous les cas, cette expérience ne doit jamais être brandie comme preuve de quoi que ce soit, même au vu d’occasionnels phénomènes spectaculaires tels que visions, lévitation ou stigmates. Au fond, par définition, le croyant n’a pas besoin de preuves, et vit du reste déjà un certain contact avec Dieu. Mais « ceux que nous appelons mystiques le vivent à un degré de conscience exceptionnel, et qui donne son sens au chemin souvent long et tourmenté qu’ils auront été obligés plus que les autres de parcourir ».
L’ouvrage se divise en deux grandes parties : la première décrit objectivement le phénomène (définition, question de l’authenticité, manifestations intérieures et extérieures, perceptions). La seconde est une anthologie où l’on donne la parole aux premiers intéressés, chacun avec un style propre à son époque (près de 2 000 ans nous contemplent) et à sa personnalité. L’ensemble est traité de façon à la fois humble et exhaustive, et laisse au lecteur le soin de conclure sur le rapport qu’il souhaite se donner avec ces congénères venus lui raconter leur sortie de la caverne.