Le très bel essai de Nancy Huston, paru en 2004, vient d’être édité en format de poche, à un coût beaucoup plus abordable.
À quoi est dû l’écart grandissant entre ce que nous avons envie de vivre (solidarité, générosité, démocratie) et ce que nous consommons comme culture (transgression, violence, solitude, désespoir) ? C’est ainsi que la quatrième de couverture de Professeurs de désespoir synthétise la question que se pose Nancy Huston dans cet essai audacieux par lequel elle tente de cerner la tendance durable de la littérature à se délecter de noirceur, à commencer par le père fondateur de ces « néantistes », Schopenhauer. Le suivent dans cette imposante galerie de portraits Samuel Beckett, Jean Améry, Charlotte Delbo, Imre Kertész, Thomas Bernhard, Milan Kundera, Elfriede Jelinek, Michel Houellebecq, Sarah Kane, Christine Angot, Linda Lê, chantres encensés d’une « sexualité aussi exhibitionniste que stérile », oubliant la nuance – comme but de l’art – chère à George Sand. Si Nancy Huston dit apprécier certains de ces auteurs, elle note néanmoins que (paradoxalement ?) la majorité sont antiféministes et n’ont pas d’enfant : « […] en général, dans les livres de Kundera, les enfants sont des êtres dangereux, ignorants, néfastes, sadiques et terrifiants ». L’analyse croisée des œuvres est impressionnante et l’on ne peut que rester admiratif devant ce travail d’envergure.
L’optique de l’auteure est très intelligemment plaidée, la langue est tout à la fois explicite, élégante et lumineuse, le propos souvent mordant : « Lorsque les gens sont soumis à des pressions intolérables et à des menaces constantes, ils sont obligés, s’ils veulent ne pas mourir, de trouver des solutions ; or ces solutions – crime, art ou folie – auront forcément le même caractère extrême que les problèmes qui les ont engendrées ».
Écrivant que « du côté des lecteurs, la fréquentation des grands textes nihilistes est souvent une expérience exaltante » et que « l’expression du désespoir nous invite à réfléchir, bien plus que celle de la béatitude », Nancy Huston conclut toutefois que « les professeurs de désespoir ont beau s’égosiller, ils ne feront jamais en sorte que la vie soit exclusivement souffrance ». Car tel est le dessein de Nancy Huston : proposer un hymne à la vie, bien loin de la sombre littérature de ces Professeurs de désespoir.