Le prolifique et populaire philosophe poursuit l’accomplissement de sa mission. Voici une collection de textes où l’auteur propose non seulement ses analyses, mais aussi des outils pour nous aider à mieux penser.
Depuis la publication de son Petit cours d’autodéfense intellectuelle en 2005, Normand Baillargeon poursuit sans relâche son travail d’éducation à la pensée critique. Après son retrait de l’enseignement universitaire en 2015, ses interventions publiques se sont multipliées, tant à l’oral qu’à l’écrit. Poser les bonnes questions, paru à la fin de 2022, regroupe des textes publiés antérieurement et dans lesquels il soulève « quelques-unes des bonnes questions dont nous devrions collectivement débattre ». En effet, divers sujets y sont abordés, dans une bonne mesure sous forme de questionnements, mais le philosophe ne néglige pas de suggérer ses pistes de réponse. Les courts essais sont regroupés sous trois principaux thèmes : l’université, l’éducation et la philosophie politique. Un complément appelé intermède est aussi inséré, où l’on retrouve quelques « curiosités philosophiques ».
Pour entrer en matière, Baillargeon cite les écrits de John Stuart Mill sur l’université. Le philosophe anglais, nommé recteur honoraire de l’Université de St Andrews en 1865, concevait l’université comme un lieu d’éducation à une vision large sur le monde, et non avant tout comme une institution de formation en vue d’un emploi. Il considérait entre autres les langues anciennes, les arts et la littérature comme des éléments d’une culture essentielle au progrès social. C’est dire que deux conceptions de l’université s’opposaient dès la fin du XIXe siècle. Celle de John Stuart Mill, vraisemblablement dominante à l’origine de l’université, a été progressivement mise à mal dans un contexte productiviste.
Baillargeon poursuit sur l’université en dénonçant le charlatanisme de certaines tendances théoriques en vogue dans les universités d’aujourd’hui, tels que le relativisme et le postmodernisme. Les propos de l’essayiste sont généralement bien tempérés et, avec lui, on apprécie la compagnie des John Stuart Mill et Bertrand Russell. Il devient toutefois un peu plus difficile à suivre lorsqu’il cite le jugement peu nuancé du philosophe scientiste Mario Bunge, pour qui les facultés des arts des universités de la planète constituent « un monde où les faussetés et les mensonges sont fabriqués en quantités industrielles ». On retrouve la rigueur équilibrée de Baillargeon lorsqu’il rappelle, d’une part, que la « contamination de la science, de ses acteurs et de ses institutions par des déterminants sociaux, culturels, politiques, historiques est un truisme admis par tout le monde » et qu’il déplore, d’autre part, que les relativistes radicaux ne produisent pas d’études sérieuses pour en prendre la mesure.
Sur le thème de l’éducation, une place de choix est faite dans le recueil au remplacement du cours Éthique et culture religieuse, dans le programme de l’école québécoise, par un cours d’éducation à la citoyenneté. Baillargeon avait joint sa voix à plusieurs autres pour critiquer celui-là qui, entre autres, présentait sous un jour favorable les croyances religieuses et négligeait d’en décrier les aspects socialement délétères. Le philosophe salue l’avancée que représente le projet d’éducation à la citoyenneté, tout en précisant que sa réalisation commande d’agir avec précaution. Il recommande notamment de n’aborder les sujets plus délicats, comme la démocratie, le vivre-ensemble et la laïcité, que vers la fin du cycle secondaire. Il suggère par ailleurs quelques questions susceptibles de nourrir une riche réflexion dans le cadre du nouveau cours ; par exemple : « Quel modèle économique pour la démocratie ? »
Placées au cœur du recueil, les « curiosités philosophiques » seront appréciées par certains lecteurs pour leur dimension ludique, tandis que d’autres les liront en diagonale pour arriver au plus vite à la partie du livre consacrée à la philosophie politique. Dans cette dernière partie, Baillargeon se réclame d’un anarchisme proche de celui de Noam Chomsky. Il défend la liberté d’expression, la liberté universitaire, et insiste sur l’importance de l’autodéfense intellectuelle à l’ère des médias sociaux. S’appuyant sur les idées de Ferdinand Buisson, l’un des principaux artisans de la loi française de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, il explique sa préférence pour la laïcité républicaine, par opposition à la laïcité dite ouverte. Celle-ci implique selon lui un « rapport a-critique envers les croyances » et une adaptation des individus à la société existante, tandis que la laïcité républicaine cherche à assurer aux enfants un avenir libre et ouvert. C’est vers cette conception républicaine que penche la loi québécoise sur la laïcité de l’État.
Normand Baillargeon expose clairement dans ce livre certaines de ses positions de gauche et de tendance rationaliste. Ardent défenseur des Lumières, le philosophe marque son engagement envers le partage du savoir en s’adressant au public lecteur dans un langage accessible. Sa contribution au débat public est précieuse en ces temps de confusion.