On ne parviendra jamais, semble‑t‑il, à épuiser l’horreur que suscite l’évocation de l’esclavage. On croit tout savoir de cette ignominie, puis, en lisant Yann Garvoz, on constate que, malgré tout, nous en demeurions aux contours imprécis du drame. Notre excuse, c’est peut‑être que le pire échappe au regard pressé et distant, que l’impitoyable logique de l’esclavage perpètre ses pires méfaits dans le secret des gestes et des consciences. Car ainsi surgit et s’impose l’intuition de Garvoz : l’esclavage pousse à son paroxysme tout ce que conçoit de pire le sadisme tapi au fond de la nature humaine. Quand, en effet, un humain possède un autre humain aussi totalement qu’il le fait d’une chaise, tout devient bestialement possible, irrésistiblement pire que dans les sociétés où, malgré toutes les stratifications, quelque chose subsiste de la parenté entre humains. Le sadique abuse d’autrui, le sadique esclavagiste abolit la limite de l’écrasement.
Garvoz entreprend pourtant son récit en présentant Donatien comme un fervent du progrès social et humain. Acquis aux idées de Diderot, de Voltaire, de Condorcet, Donatien quitte en cœur tendre le Paris des Lumières et entreprend de gagner son père à une exploitation moins brutale de la plantation familiale de la Guadeloupe. Tâche ardue tant est enraciné le mépris des Blancs pour les esclaves noirs, tant on juge normal de les traiter en investissement périssable et remplaçable.
L’affrontement entre les deux philosophies dure pourtant assez peu. Donatien, qui n’obtient pas la main de celle qu’il aime, renonce du coup à ses projets de réforme et se rallie avec fougue au type de gestion qu’il combattait jusque‑là. Du coup, l’esclavage montre la puissance de sa logique : la peine d=amour trouve dans ce monde contre-nature les plus odieux dérivatifs.
Le regard de Garvoz pénètre ainsi au plus intime et peut‑être au plus redoutable de l’esclavagisme. Mieux que la plupart de ceux et celles qui ont décrit le sort des esclaves, Garvoz fait comprendre que rien n’échappe à la présence délétère de l’esclavage dans une société. Les planteurs sont salis, contaminés, viciés par l’esclavage. Hommes et femmes, blancs ou noirs, substituent à l’amour le rapport de force et subissent le règne universel du calcul et de la méfiance. Le fouet n’est que l’insuffisant symbole d’une société dont toutes les composantes sont soumises à l’exploitation et au sadisme.
Livre terrible où Garvoz, nourri de Sade et de Robespierre plus que de Saint‑John Perse, ose une écriture puissante, crue, puissamment abrasive. L’esclavage y ravage tout.