Que portons-nous en nous ? « Je suis l’amalgame fortuit / de données génétiques. » Mais ces données créent notre histoire, une histoire qu’on cherche à comprendre en vivant les hasards de notre vie.
La poète la plus importante de la francophonie manitobaine, Lise Gaboury-Diallo, explore les « petites déviations » inhérentes à son cheminement dans un recueil où la cohérence repose sur l’inédit qu’apportent les déviations et les questions qu’elles entraînent.
En entrevue, elle disait avoir été frappée par le mot « surrogati » lors d’un voyage en Italie. Ce mot signifie « substitut » ou « succédané », mais il s’emploie aussi pour désigner les mères porteuses, et c’est ce sens-là qui a marqué la poète : « On peut tout remplacer […] / un ventre par exemple / en tutelle ou prêté ». Alors « la mère porteuse / s’installe dans le territoire / de l’intime / une attente pleine / de bientôt ».
Gaboury-Diallo s’interroge sur cet enfant, né d’une femme qui n’est pas sa mère, mais qui pourtant l’a fait naître. La première partie du recueil, dont le titre est « Surrogati », s’articule autour de cette question, l’élargissant pour y inclure le génocide des autochtones, et « comprendre qu’on a effacé / les indices de base / de la valeur humaine ». Substitution radicale et forcée d’une civilisation par une autre. Elle dénonce aussi les « faussaires de l’Histoire / avec leurs faits alternatifs ». Ces thèmes s’inscrivent dans une réflexion sur l’âme humaine qu’elle développe dans les trois parties suivantes.
« Itinérances » questionne la constance ou peut-être plus l’impossibilité d’être constant et d’avoir devant soi une ligne droite : « je m’investis / de façon voulue / mais intermittente / le temps roule / par poussées / j’erre aussi de façon involontaire / souvent sans le savoir ». Toutefois son destin laisse place au constat que « nous sommes perdus / dans la galaxie des insensibilités ». Que ce soit chez les réfugiés, d’où qu’ils viennent, mais qui ont en commun d’avoir « quitté leur pays / pour s’infiltrer nomades », dont elle « imagine toutes ces morts clandestines », ou dans la terre aux prises avec la « déforestation de la verdure / dévastation au cœur des océans / désertification des ondes vitales / encerclant l’univers », elle « voit / l’univers rétréci ».
Le portrait est sombre et la troisième partie, « Spectres », n’ouvrira guère la porte à l’espoir : « nous sommes / tous toujours pareils / à vouloir redorer / le présent dans un zoom / sans tout comprendre / de la vie et sans rien savoir / de la mort ». Cette partie se termine sur l’impact de la COVID sur nos vies confinées, à l’abri de « notre masque / désormais à triple épreuve filtre ». Les derniers vers annoncent la fin de la pandémie, mais c’est le seul espoir de toute la section.
La dernière partie, « Charge statique », est cinglante dans sa façon de présenter le bilan d’une vie : « notre longévité se compte / encore en degrés / de souffrance / le néant d’avant notre départ / et suivant notre arrivée / nous attend ». Dans « Taire », elle nomme tout ce qu’on tait et la liste est longue, mais pourrait se résumer en un constat : « taire la conscience ». Le dernier poème, « Cycliques », raconte la fin de ce monde alors que « frémit l’espace », « rétrécit le temps », « se vide le ciel » et que « c’est le feu de l’absence allumée / les phénix s’immolant à nouveau / ces prolongements alors du temps / toujours immuable ». Une renaissance, mais à quel prix ?
Petites déviations propose une riche méditation sur notre relation entre nous, humains, et la Terre. Les vers claquent au même rythme que le sens dont ils sont, eux aussi, porteurs. On termine le recueil troublé et encore plus convaincu qu’on l’était de la nécessité d’agir.