L’auteure a bouclé Soifs en 2018, une œuvre imposante entreprise en 1995. Petites Cendres ou la capture reprend un personnage que ses lecteurs connaissent et poursuit indirectement le cycle romanesque.
Qu’est-ce que cette forme narrative dont la particularité saute immédiatement aux yeux ? Un bloc homogène de texte où la ponctuation forte est à peu près absente. Une narration où l’on passe d’un discours intérieur à un autre et à un autre encore, de celui du héros éponyme à celui d’un policier en passant par celui d’un jeune obèse, comme ça, douze ou quinze voix entremêlées arrivent et repartent sans s’annoncer. Cette forme pas tout à fait inédite reste assez peu usuelle. Petites Cendres présente un noyau dur sur lequel se greffe au fil des pages une arborescence de la situation initiale entre Grégoire, l’itinérant noir qui s’en prend verbalement à un policier blanc, et Petites Cendres lui-même, le travesti témoin de la scène, hésitant à intervenir. S’ensuit une série de discours intérieurs qui proposent chacun sa vision spécifique de ce que sont les États-Unis et des liens qui unissent ces gens de toutes origines sociales. Il faut se représenter l’intrigue se ramifiant, se développant autour de cette souche (Petites Cendres, Grégoire et le policier blanc). Les pensées et propos de tout un chacun, syntaxiquement enchevêtrés, exigent une attention soutenue, comme chez Foster Wallace ou chez Proust, pour des raisons différentes, voisines. Qui parle et de qui parle-t-on ? On s’y habitue, on finit par les reconnaître, ces voix, même si elles n’ont pas de couleurs propres (pas qui m’aient sauté aux yeux en tout cas). Distribués aléatoirement sur une ligne du temps fragilisée, les incidents, les personnages, les lieux et les épisodes surgissent pêle-mêle, semble-t-il, même s’il est certain que Blais a tout construit. Assez peu habitué à une telle construction, le lecteur lambda balancera entre une impression de facilité ou de laisser-aller, ou pire, il estimera que cette difficulté de lecture aurait pu lui être épargnée : pourquoi lui compliquer autant la vie, pourquoi ébranler le plaisir d’une lecture standardisée ? Toute la question est là.
Ainsi, au fil des pages, tout au long de ce récit sans coupures, on revisite un épisode ou un fait central de la sombre histoire des États-Unis, celle qui nous saute au visage jour après jour et dont les États-Uniens ne sont pas particulièrement fiers, une histoire qui pourtant les caractérise autant que leur fameux rêve bidon ou le Coke ou Hollywood : l’esclavage et ses suites contemporaines, la situation présente des Noirs, le racisme et la violence quotidienne qu’ils entraînent, cette violence qui frappe également l’homme blanc, quand le bon vieux wasp la tourne contre lui-même et les siens, comme dans cette évocation du meurtre de sa famille et du suicide d’un ingénieur. Le viol (« ils la violaient tour à tour, et qui sait s’ils n’allaient pas la noyer »), l’obésité (« ils persécuteraient Mark en l’appelant le gros, l’obscène »), l’identité sexuelle (Philli et Lou veulent changer de sexe avant de se marier), la mort du désir sexuel chez un vieux couple (Ève-Marie et Édouard), l’omniprésence des armes à feu (« les aurais-je envoyés dans une école armée, un lycée sachant se défendre au fusil, au revolver, enrichissant toujours les vendeurs d’armes »), le portrait n’est pas reluisant.
S’il est vrai que sa forme exprime l’essentiel d’une œuvre littéraire, alors qu’est-ce que Petites Cendres cherche à faire comprendre ou à exprimer ? Question de point de vue, de ce que cherchent tel lecteur, et tel autre, et tel autre : le plaisir, la connaissance ou une réponse à une question plus ou moins précise, sociale, morale ou esthétique. Petites Cendres navigue dans tout ça. L’ouvrage dit la confusion des voix et des points de vue d’une société bigarrée, il dit sa violence omniprésente, valorisée, il dit la perte de repères d’un peuple en pleine déroute, il dit la bonté chez quelques-uns, une bonté parfois méfiante. Le roman le dit sans pleinement nous le montrer. L’effet de choc en est amoindri.
À propos du Jeune homme sans avenir, dans un compte rendu pourtant sympathique au roman (Nuit blanche, no 129), Andrée Ferretti se posait cette question : « D’où vient que je ne me suis pas attachée à ses personnages ? » Pour moi, la réponse est claire : Blais dit plus qu’elle ne montre, son récit évoque les situations sans nous y faire pleinement participer. C’est un choix. Les conséquences suivent. Quand le lecteur n’est pas ou ne se sent pas dans le cœur de l’action, il lui est plus dur de se sentir impliqué. Dans Petites Cendres ou la capture (l’arrestation éventuelle de Grégoire), la plupart des événements nous paraissent pensés, revus et médiatisés par les uns et les autres. Ou ils le sont effectivement. Ils prennent de la distance.
Ce que Blais me montre surtout, à moi, à travers cette forme, c’est la question de l’intérêt et de la signification de l’acte de lire autant que du contenu de ce qu’on lit. Et c’est aussi, au bout du compte, le problème du sens, celui que nous tirons de notre expérience personnelle et de celles de ces personnages de papier.