Près de 400 millions d’armes à feu sont en circulation libre aux États-Unis selon une estimation récente, soit plus d’une arme pour chaque homme, femme et enfant. Chaque année, environ 40 000 États-Uniens meurent de blessures par balle, que ce soit lors d’opérations policières, de tueries de masse ou de suicide.
Tels sont les faits. Mais, comme le souligne Paul Auster dans un essai au titre on ne peut plus explicite, Pays de sang, ils n’expliquent pas pourquoi la culture des armes à feu est aussi répandue aux États-Unis, même si la possession d’arme est inscrite comme un droit sacro-saint dans la Constitution du pays. Nous avons encore toutes fraîches dans la mémoire les images rediffusées en boucle par les médias télévisés lors des fusillades survenues à Columbine, à San Bernardino, à Uvalde, ou lorsqu’une foule a pris d’assaut le Capitole le 6 janvier 2021, prête à lyncher le vice-président et les leaders du Parti démocrate au Congrès. Nombreux parmi les manifestants étaient armés, et c’est un véritable miracle que le dénouement ne se soit pas conclu dans un bain de sang. Pas plus alors qu’après des événements survenus dans nombre d’écoles ou dans d’autres lieux publics au cours des dernières années, le droit de détenir et de porter une arme à feu n’a été véritablement remis en cause, même si de nombreuses voix s’élèvent pour en restreindre la possession et l’utilisation.
Qu’est-ce qui explique une telle violence dans un pays soi-disant civilisé ? Dans son essai, qui s’accompagne de photographies en noir et blanc prises par Spencer Ostrander sur les sites d’une trentaine de tueries survenues plus ou moins récemment aux États-Unis, Paul Auster essaie de percer le silence qui émane de chacune de ces photos, d’élucider un problème qui, à ce jour, a causé la mort de davantage de ses concitoyens que les deux dernières guerres mondiales réunies. Plus d’un million et demi de personnes seraient mortes par arme à feu sur le territoire des États-Unis. Le constat qu’il dresse est sans équivoque : « Ce pays, né dans la violence, est aussi né avec un passé, cent quatre-vingts ans de préhistoire vécue dans un état de guerre perpétuelle avec les habitants des terres que nous nous sommes appropriées et de perpétuels actes d’oppression envers notre minorité asservie – les deux péchés qui nous ont suivis à travers la Révolution, sans que nous ne nous soyons rachetés depuis ».
L’essai se divise en cinq parties. Chacune, sous un angle différent, cherche à expliquer les motivations à la source de tant de violence qui, faut-il le rappeler, ne cesse de donner lieu à des tueries aussi gratuites que nombreuses, dans des lieux aussi divers que des écoles, des églises, des cinémas, des supermarchés. Paul Auster évite le piège de jeter le blâme sur les auteurs de ces actes de folie pour s’attarder plutôt aux causes qui en sont le déclencheur. Comme près de 60 % des Américains, il n’a jamais possédé d’arme, mais il relate comment tous les enfants de sa génération rêvaient d’être de vrais cow-boys, avec un six-coups, voire deux, à la hanche. Les ruelles de mon enfance, relate-t-il, comme sans doute celles d’aujourd’hui, résonnaient bruyamment de « Pow Pow, t’es mort ! ». Ces jeux trouvaient leur source et leur valorisation dans la plupart des séries télévisées, et il n’est dès lors pas étonnant que tous les petits garçons rêvaient de posséder une arme. Pour simpliste que puisse paraître cette explication, en comparaison de la citation qui précède – sur l’appropriation du territoire et l’asservissement des Noirs américains –, elle n’en éclaire pas moins la fascination des jeunes garçons pour les armes à feu (ce qui n’exclut pas le désir de beaucoup de femmes de posséder une arme pour des raisons de sécurité). Dans le premier chapitre, Paul Auster rappelle comment sa grand-mère maternelle a été amenée à tuer son grand-père, meurtre dont elle a été acquittée, après qu’il l’eut quittée pour une autre femme.
Au-delà de cette anecdote, l’auteur du Voyage d’Anna Blume essaie de comprendre pourquoi les États-Unis se révèlent être le pays assurément le plus violent du monde occidental. Il revisite ses souvenirs personnels, s’interroge sur le comportement de gens qu’il a pu croiser comme sur les statistiques qui, d’un drame à l’autre, ne font que confirmer que les États-Unis détiennent la palme d’or des tueries de masse. Les photographies prises par Spencer Ostrander sur ces scènes, après que les massacres eurent lieu, ont sans doute contribué à attiser son questionnement. Sous chacune des photographies reproduites dans cet ouvrage, dont émanent une tranquillité et un silence troublants, les notes contrastent avec l’apparente banalité des lieux photographiés. Ce pourrait tout aussi bien être dans votre quartier, l’école que fréquentent vos enfants, le centre commercial où vous faites vos emplettes, la salle où vous projetez d’aller voir une pièce de théâtre, mais la note succincte vient rompre le charme :
Covina, Californie, 24 décembre 2008. 10 morts ; 3 blessés (2 par balle) ;
Première église baptiste. Sutherland Springs, Texas. 5 novembre 2017. 26 morts ; 22 blessés.
Et ainsi, sous les photos, le triste et répétitif bilan de chacune des tueries. Froide compilation exempte de tout état d’âme.
La violence par arme à feu a connu une forte croissance au cours de la pandémie. Nos voisins cherchent de plus en plus à se mettre à l’abri, à sécuriser leur maison, à se protéger les uns des autres. L’avenir appartient-il à ceux qui se barricadent chez eux ou à ceux qui s’opposent à autant de violence ? demande Paul Auster au terme de son essai. Pays de sang apporte moins une réponse qu’il n’invite les États-Uniens à s’interroger à leur tour sur cette question.