Oser reprocher à un artiste québécois de renom sa frilosité politique peut s’avérer un exercice périlleux. Et lorsque l’un de ses propres enfants s’investit de cette mission, il faut lui en être reconnaissant. Si l’essai qui en résulte est plutôt brouillon et n’offre pas de perspective emballante, voyons-le au moins comme une occasion de franche discussion.
Nous tenons là un véritable essai littéraire. C’est-à-dire un livre où l’auteur utilise divers procédés discursifs pour parler de lui, tout en ayant l’air de parler d’autre chose (ou de quelqu’un d’autre). Jérémie McEwen, fils du peintre québécois Jean McEwen (1923-1999), inscrit le désengagement politique de son père au centre de son dernier opus. Tout au long de son exposé en forme de lettre, il répète ne pas être d’accord avec « papa » tout en comprenant ses choix. Cependant, l’essayiste nous révèle surtout, selon ses propres termes, son irrépressible tendance à vouloir être perçu comme le nice guy de l’assemblée.
Arrêtons-nous un instant sur un énoncé, assez représentatif de l’ensemble de l’essai : « [T]’aurais voté pour la CAQ, c’est un nouveau parti réact [sic] sur les bords obsédé par l’efficacité, au pouvoir depuis quelque temps, je sais, papa, je n’aime pas ton choix, mais je le comprends ». Le style est voisin du langage parlé, peut-être parce que McEwen croit que la manière s’impose dans une lettre, mais cela donne lieu à des phrases boiteuses, sur plus d’une centaine de pages. Incidemment, n’importe quel dictionnaire mentionne le terme « réac », pour « réactionnaire », un abrégement apparu en 1848 selon le Robert. Un détail ? Pas quand on déclare dans un livre : « [J]’ai choisi la gauche et le féminisme depuis longtemps ». Pour ce qui est du contenu, on peut approuver la caractérisation de la CAQ par sa tendance réactionnaire et son obsession de l’efficacité (quoique, à l’usage, le gouvernement caquiste ne se révèle pas plus réactionnaire que ses prédécesseurs du dernier demi-siècle), mais l’essayiste ne nous aide pas beaucoup à comprendre pourquoi son père aurait voté pour ce parti. Au fond, contrairement à son affirmation, il semble lui-même tenter de comprendre son père, sans y arriver tout à fait.
Pays barbare est ainsi truffé de contradictions, que son auteur revendique pleinement comme la marque d’un essai au plein sens du terme, un genre où l’auteur s’investit dans une démarche à la fois réflexive et créatrice, dans le cours de laquelle, inévitablement, se font jour les paradoxes. Explicitement, McEwen se positionne par opposition à l’essai conçu comme le déploiement organisé d’une pensée, qu’il qualifie de « long éditorial » ou de « pamphlet unidirectionnel ». Il range d’ailleurs la grande majorité des auteurs et des éditeurs d’essais dans cette catégorie qui l’ennuie. Ainsi, pour lui, « le milieu de l’essai au Québec, à gauche comme à droite, semble presque toujours croire qu’il faut décider d’avance de tout, en un mot, qu’il ne faut pas essayer ».
Désapprouvant le mépris paternel de toute velléité de construire un avenir meilleur pour le Québec, le fils McEwen se reconnaît en même temps héritier de son géniteur. « Un peu trop satisfait d’être moi, un peu trop quétaine pour être pris au sérieux par les gens très sérieux, moi aussi. » On ne sait pas qui sont ces gens très sérieux, mais on imagine qu’il s’agit de personnalités intellectuelles de toutes tendances confondues. Dans la même veine, le Québec n’aurait plus besoin d’un grand sage à barbe blanche, le dernier ayant été Serge Bouchard. Du même souffle, McEwen ajoute que le rôle pourrait maintenant être tenu par une femme. Pourtant, une gouroue demeure un gourou.
On se demande si l’essayiste a bien conscience de la portée de sa parole lorsque, dans une diatribe aux accents à la mode (donc pas du tout quétaine ?), il fustige les « idéaux bêtement idéalistes à la Diderot et autres Voltaire ». Professeur de philosophie au collégial, McEwen revendique de pouvoir faire lire des « voix neuves », comme Nelly Arcan, Virginie Despentes et Natasha Kanapé Fontaine. Fort bien, mais pourquoi cela devrait-il s’accompagner du discrédit des auteurs dits classiques ? Puisqu’il conçoit l’incongruité des tentatives de réhabilitation de Maurice Duplessis, le philosophe en McEwen devrait reconnaître que renier les avancées des Lumières n’a pas plus de sens.
Cela dit, certains lecteurs seront intéressés par les réflexions du fils sur l’art de Jean McEwen disséminées dans Pays barbare. On a le sentiment dans ces passages d’accéder à un point de vue rare, à un éclairage de l’intérieur. Comme pour le reste, toutefois, ces commentaires demeurent au niveau des impressions fugaces.