Après avoir « sombré dans l’abîme du rêve », Émile Nelligan sera happé par l’univers asilaire dans lequel il passera les dernières années de son existence : on sait que c’est à l’asile Saint-Benoît-Joseph-Labre ainsi qu’ à l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu qu’il sera interné – le 9 août 1899 – pendant 42 ans. Et il continuera d’écrire pendant la période qui va de 1904 à son décès survenu le 18 novembre 1941.
On se rappelle que Nelligan, avant l’effondrement et l’internement, s’était engagé dans une « poésie spectrale », fantomatique par l’emprunt d’imageries tirées de l’étrange univers d’Edgar Allan Poe, de Baudelaire et de Rollinat. Entre 1897 et 1899, il avait envisagé de créer, d’ordonner son œuvre en l’intitulant successivement Pauvre enfance (1897), Le récital des anges (1898) et, finalement, Motifs du récital des anges (1899). C’est Louis Dantin qui le premier, en 1904, fera paraître Émile Nelligan et son œuvre (Beauchemin, 1904). Plus tard, en 1952, Luc Lacoursière reprendra le flambeau en publiant Émile Nelligan, Poésies complètes 1896-1899 (Fides, 1952). Et en 1991, Paul Wyczynski, Réjean Robidoux et Jacques Michon nous présenteront une édition critique intégrale en deux volumes des Œuvres complètes, 1896-1941 (Fides, 1991). On pourrait presque dire que l’œuvre de Nelligan – pendant et après l’internement – a été « faite » par ses divers éditeurs, sans oublier, en particulier, l’énorme travail biographique de Wyczynski, Nelligan 1879-1941 (Fides, 1987 ; BQ, 1999).
Qu’entend-on, au juste, par Poèmes et textes d’asile ? On sait que lors de ses « années d’internement », Nelligan a tenté de reprendre, de reconstruire certains de ses anciens poèmes, de les transcrire dans divers « carnets d’hôpital » ou sur de simples feuilles volantes nommées « manuscrits » dans la présente édition. On peut malheureusement constater que cette « écriture d’asile » est très approximative, et qu’elle révèle un esprit défaillant et troublé. Peut-on, alors, parler de « littérature » dans un tel cas ? Il est navrant de lire certaines transcriptions altérées faites par Nelligan lui-même de son œuvre : on pensera au massacre du célèbre « Vaisseau d’or » et à d’autres réécritures, plus ou moins heureuses, de poèmes de grands créateurs comme Musset, Rodenbach et Verlaine : créativité et pathologie se rencontrent curieusement dans ces tentatives de création ou, plutôt, de re-création ?
Cette édition des « textes asilaires » est particulièrement impeccable. En effet, on y retrouve, en plus des 256 poèmes et textes dont 47 inédits, une présentation claire et précise qui « démédicalise » en mettant en contexte le regard que l’on a pu porter sur des écrits qui n’avaient vraiment pas été pensés en vue de l’édition C’est dire que le travail de Jacques Michon et d’André Gervais, avec l’appui de Paul Wyczynski, est vraiment remarquable : une sombre, triste et tragique image du poète nous est ainsi offerte.