Le mythe de Faust est celui de la volonté de puissance qui ne peut mener qu’au drame. L’écrivain Faust, c’est Victor-Lévy Beaulieu poursuivant l’œuvre totale, le livre définitif traçant le destin du peuple québécois à travers l’histoire de la famille Beauchemin. L’auteur n’aspire qu’à devenir un second Joyce. Son Finnegan’s wake a pour nom « La grande tribu » ; on en trouve des fragments dans ses téléromans et dans son œuvre romanesque – Satan Belhumeur, Steven le Hérault notamment.
Le carnet de l’écrivain Faust prend forme en 1986, alors que l’écrivain peine depuis cinq ans sur le grand œuvre. Plus de mille pages, d’innombrables versions et toujours, il lui échappe. Le carnet est celui de l’incapacité à accoucher de l’œuvre. Il est constitué de huit « débris de La grande tribu », tantôt extraits, tantôt squelettes de chapitres, semble-t-il, qui alternent avec une chronique de la difficulté d’écrire.
Se trouve à chaque tournant la table de bois de pommier sur laquelle Victor-Lévy Beaulieu a écrit l’essentiel de son œuvre. Cette même table à laquelle il invite l’oncle Phil à boire et à refaire l’histoire de la famille. C’est de l’oncle Phil que viennent les pans essentiels de la chronique familiale.
Au fil des années, toutes sortes de circonstances entravent ses progrès. Il y a l’argent à gagner pour faire plaisir à la femme rare, puis des conférences à donner. Il y a les rencontres : Marie-Claire Blais qui l’intimidera, Marie Laberge, une improbable amitié avec Roger Lemelin. Il y a l’alcool, les cures nécessitées par la dépression ou une désintoxication. Il y a la maladie et le décès de l’oncle Phil dont on sent toute l’importance dans les souvenirs de Victor-Lévy Beaulieu.
« Joyce, Mann, Broch et Gaddis, comment faisaient-ils pour écrire leurs énormes livres et pour ne pas en devenir transparents à force de fatigue ? J’appelle fatigue le vide dans lequel te laisse l’horrible travail, ces quelques phrases déjà rigides, pareilles à des momies d’encre sur les grandes feuilles de notaire. Après, même le hockey est quelque chose de presque trop forçant à regarder. » Le livre est fragmentaire et inachevé, oui, mais le génie de l’auteur s’y trouve sans aucun doute. Pour les vrais amateurs de Victor-Lévy Beaulieu.