Un tableau de quinze musiciennes de jazz. Quinze femmes tombées dans l’oubli après une carrière où elles avaient pourtant fait montre d’un talent et d’une maîtrise hors du commun. Peut-être aurait-on mieux retenu leur nom si elles avaient été des hommes.
Comme le fait remarquer Gilles Archambault dans sa préface, Stanley Péan est en passe de s’imposer, non seulement comme animateur hors pair d’émissions radiophoniques consacrées au jazz, mais aussi comme véritable expert de cette musique. Dans un livre précédent, De préférence la nuit (Boréal, 2019), Péan nous offrait une déambulation dans l’univers de la note bleue, inspirée par le cinéma et la littérature, de même que par les liens entre le jazz et l’histoire des Afro-Américains. Cette fois, avec Noir satin, il s’agit de rappeler le parcours jazzistique exceptionnel de femmes négligées par une histoire largement phallocrate.
Le jazz étant traditionnellement un domaine de prédilection des Noirs, les femmes dont il est question dans Noir satin sont pour la plupart afro-américaines. Toutefois, dans son introduction, Stanley Péan cite en exemple deux musiciennes sous-estimées par les annales officielles de la musique occidentale dite classique : Fanny Mendelssohn, sœur de Félix, et Maria Anna Walburga Ignatia Mozart, sœur d’Amadeus. L’auteur présente son livre avant tout comme un hommage à des femmes, toutes placées en face de difficultés supplémentaires en raison de leur identité sexuelle.
On entre dans le vif du sujet en apprenant, à propos de l’autrice-compositrice-interprète Ma Rainey, que « le New York Times a attendu huit décennies avant de lui consacrer un avis de décès digne de son importance dans l’histoire culturelle des États-Unis ». Les textes suivants montrent que des musiciennes comme Lovie Austin, Lillian Harding, Mary Lou Williams et plusieurs autres n’ont droit qu’à de « modestes mentions dans les notes infrapaginales des livres d’histoire du jazz », alors qu’elles auraient droit de cité en bonne position dans le grand album. Parmi ces femmes virtuoses, on croise notamment la harpiste Dorothy Ashby, la trompettiste Clora Bryant, la tromboniste Melba Doretta Liston, la pianiste Dorothy Donegan et l’étonnante Valaida Snow, qui savait jouer « de l’accordéon, du banjo, de la clarinette, de la contrebasse, de la harpe, de la mandoline, de divers saxophones, du violon et du violoncelle » avant d’avoir atteint l’âge de quinze ans. Les embûches étaient nombreuses sur la route de ces femmes. Pensons entre autres à Hazel Dorothy Scott, qui vit pâlir son étoile après avoir été convoquée par le Comité parlementaire sur les activités antiaméricaines. Exception parmi ces femmes afro-américaines, l’Allemande Jutta Hipp, convertie au swing à l’époque du régime nazi, qui proscrit cette « musique noire dégénérée ».
L’ultime texte de ce recueil foisonnant de références et d’anecdotes porte sur Harriet Tubman, née Araminta Ross, héroïne de la lutte contre l’esclavage et contre le racisme aux États-Unis. Celle-là n’est pas une figure artistique, mais elle a inspiré des artistes de toutes origines et de toutes disciplines. Stanley Péan met ainsi un dernier accent sur un thème fort de son livre. Si le jazz constitue la trame centrale de son essai, il dit aussi que, bien avant le mouvement Black Lives Matter, des femmes ont lutté pour la reconnaissance de leurs droits, comme Noires et comme femmes.