Heureux et généreux regroupement de romans, de nouvelles et de documents, le premier des quatre tomes que consacre « Bouquins »à l’œuvre de Léo Malet donne le temps à son héros de trouver ses marques, de créer son style et de donner sa mesure. Au départ, en effet, Léo Malet ne se savait certes pas porteur du pittoresque Nestor Dynamite Burma. Qui lisait ses poèmes, goûtait ses chansons ou l’entendait crier les journaux au coin des rues n’aurait pas imaginé, lui non plus, que cet anarchiste de cœur et de plume enfanterait l’une des plus classiques incarnations du policier privé typique du roman noir. Car Nestor Burma, fidèle à cette école, boit trop, reçoit en série projectiles et taloches, choisit mal ses clients et ses causes, confond le charme féminin avec le bon droit, ne s’estime pas obligé de remettre les coupables entre les mains de la police. On le paie et il fait exploser les mystères, en riant de tout le monde et de lui-même.
Il n’en fallait pas davantage pour que certains fassent de Burma la copie du privé américain. Que des influences étatsuniennes s’exercent sur Malet, il faudrait tout ignorer de Dashiell Hammett et de Raymond Chandler pour le croire. Mais le polar de Malet demeure de bout en bout français et même parisien. La guerre et l’Occupation ont créé, dans les divers sens du terme, un cadre inimitable où les seuls trafics blâmables sont ceux qui ne rapportent rien. Le surréalisme, avec André Breton, a marqué l’époque. La gauche d’inspiration moscovite a recruté des plumes prestigieuses, tel Aragon. Quand Malet insère ses intrigues dans un aussi riche terreau, il est forcément autre chose qu’un décalque du polar américain.
Ceux qui, comme moi, attendent du polar le reflet ondoyant de l’évolution sociale mesureront grâce à Léo Malet les changements vécus et qui s’estompent dans la mémoire. Burma s’exprime en parfaite ignorance de la rectitude politique ; les clichés racistes sont légion. Il n’aime ni les snobs ni les nobles, mais il ne s’étonne pas de les trouver en grand nombre dans sa société. Pudique, malgré ses accès de désir, il nous dispense des descriptions salaces qui tapissent tant de romans modernes. Quand bougent les seuils de tolérance d’une société, le polar est un art propre à souligner les variations. Malet assume ce rôle, en plus d’écrire avec verdeur.