Les passionnés de lecture se demandent parfois pourquoi les romanciers inventent des histoires alors que la réalité fourmille d’événements qui souvent dépassent l’entendement.
Dans ce roman absolument passionnant, le philosophe français Vincent Delecroix fait un peu des deux. Il part d’un fait divers, qui s’est réellement passé donc, pour imaginer ensuite comment celui-ci a pu se décliner.
Le fait divers d’abord. En novembre 2021, un bateau de migrants sombre dans les eaux froides de la Méditerranée, entraînant la mort de 27 personnes. Dans l’enquête qui s’ensuit côté français, on a pu capter des propos des agents en fonctions au centre de surveillance de la mer, bien peu empathiques face au sort des migrants. Résultat : ces agents ont été accusés de non-assistance à personnes en danger.
Le roman maintenant, et l’auteur insiste en avant-propos pour indiquer que la suite sort pleinement de son imaginaire. L’histoire est composée de trois parties. On a d’abord affaire à l’employée principale en poste lors du tragique événement : on assiste à son dialogue intérieur alors qu’elle est malmenée, frontalement, par sa hiérarchie. Celle-ci est représentée par une femme qui lui ressemble, comme un autre moi, un miroir de sa propre conscience.
La deuxième partie décrit avec moult détails ce qui a probablement été la détresse de ces naufragés. Le récit est si précis et saisissant que l’on ressent physiquement l’horreur qui a été la leur.
La troisième et dernière partie est tout aussi bouleversante : on retourne dans la tête de l’opératrice fautive.
Via un cellulaire, les migrants l’implorent d’agir vite, leur canot de pacotille coule en haute mer, durant une nuit froide. Ils font face à la mort. L’opératrice revient sur ses propos peu engageants envers eux et se dit que « ce n’est pas la voix d’un monstre ou d’une criminelle, qu’on y entend – c’est la voix ‘de tout le monde’ ».
Voilà un livre sublime, mais très dérangeant, qui réalise un plongeon des plus intimes dans les méandres tortueux de l’âme humaine.