Paru à l’origine en 1979, Morgue était devenu un livre culte avant que les éditions Verticales décident de le rééditer. Hormis dans la littérature spécialisée, médicale ou autre, ainsi que dans le roman policier, il est rare qu’un ouvrage soit tout entier consacré au cadavre et à ses professionnels. Il faut dire que le cadavre n’est pas un objet d’étude ordinaire. Or, paradoxalement, Morgue n’est pas destiné (pas nommément, du moins) aux thanatologues en herbe ou aux inconditionnels de polars. Le livre se présente plutôt comme une vaste enquête journalistique où l’auteur cède presque toute la place aux interlocuteurs qu’il a rencontrés. Jean-Luc Hennig rend compte minutieusement de ses entretiens avec des gens qui sont parfois des professionnels du cadavre : chefs d’instituts médico-légaux, garçons morguistes, brancardiers, légistes, crématistes, ou sinon, des gens appelés à « côtoyer » de près les morts, comme ce journaliste qui venait de filmer les « dessous » mortuaires de Paris ou cet écrivain qui s’était penché sur la métaphore de la morgue dans l’expressionnisme allemand. En résulte un livre prodigieusement déconcertant.
Hennig (c’est la grande réussite de son étude) parvient à enregistrer les aspects méconnus, inattendus, farfelus, voire triviaux du cadavre : couleurs, odeurs, textures, bruits et autres sensations physiques ou mentales ; tout y passe. Qu’éprouve-t-on devant la dépouille d’un enfant, d’un noyé ou d’une victime de mort violente ? Garde-t-on le souvenir des corps qu’on a autopsiés ? En rêve-t-on la nuit ? Le contact de la chair morte affecte-t-il nos étreintes amoureuses ? Peut-on continuer à manger de la viande ? On s’en doute, le terrain est tout désigné pour l’anecdote, et certains passages de Morgue sont franchement divertissants. Hennig use judicieusement des anecdotes : il ne leur accorde ni trop ni insuffisamment d’importance. La mort reste toujours un sujet sérieux, mais en même temps, qu’il est inutile d’aborder avec une tête d’enterrement.
Puisque les livres de Hennig ont souvent une teneur érotique, tels Brève histoire des fesses (1998) et Sperme noir (2006), on aurait pu s’attendre à ce qu’il privilégie le voyeurisme ou le sensationnisme macabres. Certains passages, il est vrai, abondent dans cette voie (notamment la dernière section, consacrée aux maisons closes pour nécrophiles). Mais ce qui domine chez Hennig est la volonté de faire le tour de son sujet. Et convenons-en : quel sujet !