Il arrive que l’on foule une terre et que l’on se sente attirée, de manière irrésistible, mystérieuse. Monuments est une déclaration d’amour fougueuse à l’un de ces espaces.
De fines bulles, des gouttes d’eau, des perles de sueur ou le crépitement d’étincelles ouvrent l’ouvrage, sur une double page. Une énergie fuse, qui ressemble à la fulgurance, à la joie. « De la pointe Est de la Nouvelle-Écosse jusqu’à Terre-Neuve », précise le texte de présentation, j’entre avec Vanessa Bell et Kéven Tremblay dans une immensité où l’on arrive désorientée, le corps bousculé par les heures en haute mer, courbaturé d’avoir dormi au sol, rendu ses repas. Le pied à terre, on a la sensation d’être au cœur d’une « île dépourvue de centre ». La baie happe le regard et c’est avec toute la volonté du monde qu’on s’élance, avec la poète, avec le photographe, amoureux dans la vie, dans cette mise à l’eau qui « n’a rien de périlleux ». Je les suis sur une route dont la photo reviendra à quelques reprises dans le livre ; elle rappelle l’emblématique Lost Highway de David Lynch. Elle inquiète, elle invite.
Les textes creusent dans une conscience aiguë du corps, du lien qui l’unit à l’amour, au territoire : habité, vivant, avide, blessé, éveillé au contact des éléments. Un contraste apparaît entre mots et photos, où les corps sont pratiquement absents, au profit de la grandeur des paysages. Deux êtres suivent les mouvements du large, du désir, se cognent à l’abrupt, à l’escarpé, à ce que la nature a de plus rude à offrir. Il émane, de l’ensemble de l’œuvre, l’impression d’une dévoration partagée entre les deux artistes, presque une promesse : « demain ensemble ». Il s’agit d’espoirs, de rencontres majeures, primordiales. C’est une mise à l’épreuve, « les flammes sont notre seul mouvement possible » : celui charnel de l’intimité, de la sexualité, la course folle d’un nuage de poussière qui se soulève, un saut du haut d’une falaise. Il y a la volonté féroce de croire, d’envisager la suite, de se mettre à l’abri ; trouver un espace où se préserver de l’effritement, où la poète peut écrire : « je te veux beau d’avenir ».
Sur une image, l’autrice se fond au décor ; sur une autre, les eaux brillent comme le feu. Une île se distingue, une apparition comme un monstre marin, à nouveau la route, ses lignes de nuit, ses signaux de feu. Des stries sur la pierre comme la trace des siècles passés, celle de la vie des autres, de notre propre passage ici sur terre. Tout à coup, une brèche apparaît ; un horizon, des trouées de lumière. À mesure que l’on progresse dans la lecture de l’ouvrage, les teintes changent, passent de tons neutres, embrumés, au rose, au mauve des envies les plus folles. Les amoureux reprennent sans cesse leur élan, reforment le réel, rejouent la transmission. Le mariage poèmes et photos met de l’avant toute l’humilité des deux artistes devant la grandeur du territoire, celle des sentiments.
Monuments est un voyage amoureux ; il faut savoir bouger, puis s’effacer, faire avec la nature, puisque « l’attaque peut surgir des buttes des herbes hautes », rester à l’affût, vigilante. Les îles ne sont pas à conquérir, ce sont elles qui obsèdent. L’eau claque, elle se brise sur les rochers. Surgissent, page après page, champignons, conifères, plages, récifs, ciels nuageux; de nouvelles routes, parfois claires, parfois floues, légèrement effacées. Les textes de Vanessa Bell et les photos de Kéven Tremblay tracent le portrait des lieux qui nous embrassent, des terres démesurées où grandir, où aimer. C’est une histoire de mouvement, une écriture organique, où « nous ne questionnons plus le vivant », mais plutôt, nous nous inclinons devant sa féroce beauté.