La plume qui foudroie, celle de Nelly Arcan, ne pouvait pas ne pas laisser ses traces et ses influences profondes dans nombre d’aventures littéraires. Mon ennemie Nelly de Karine Rosso est l’une d’elles, dont on pourrait dire une œuvre scarifiée par une vie sacrifiée.
La narratrice de Mon ennemie Nelly qui se tient au plus près de la romancière a quadrillé les routes sud-américaines pendant quatre ans, de la Patagonie au Mexique, pour empêcher la bête affamée tapie en elle de grandir. Au hasard de ses pérégrinations, la jeune Montréalaise d’origine colombienne a rencontré l’Argentin Leo, qui en prenant belle prendra pays. De retour en sol québécois, le couple s’installe dans une existence aux accents bohèmes, près des amies et d’une famille richement colorée.
Un soir, à la faveur d’un cinq à sept, l’esprit de Nelly s’infiltre à bas bruit dans les fractures de la chair de la narratrice, qui a repris ses cours à l’UQAM. Dès l’incipit, l’étudiante la convoque en la tutoyant, dans une proximité fantasmatique puisque jamais elle ne rencontrera celle qui deviendra son ennemie. La blonde figure tragique surgit au gré de son quotidien, ici, là, au bar, au Département d’études littéraires, sur la rue Sainte-Catherine, tous lieux du Quartier latin que l’écrivaine mythique a fréquentés. Rosso écrit : « […] elle avait réveillé une zone enfouie qui me consumait et dont je n’arrivais toujours pas à tracer les contours ». Parades et tentatives de se soustraire à l’attrait occulte s’avéreront vaines, car à chaque essai Arcan la ramène dans l’Église sans Dieu. Le suicide de Nelly – ni putain ni folle, juste brisée comme l’observera la journaliste culturelle Odile Tremblay – l’emportera dans une spirale jusqu’à la faire pénétrer dans un couloir psychotique où, un temps, les forces obscures triompheront. Cette submersion renvoie au puissant sortilège inscrit dans Putain : « […] il était possible de fuir en jetant l’ancre, en tentant le mouvement non pas vers l’horizon mais vers le fond », et qui se referme sur cette dernière phrase : « Lorsqu’on interpelle la vie du côté de la mort ».
La manière évanescente de Karine Rosso contraste avec celle de l’autrice de Putain et de Folle. D’effleurements en retraits, elle pose ainsi la question centrale de son roman : que choisissent les femmes face à une antinomie irrésolue ? Intelligence ou beauté ? Parce qu’il demeure combien de femmes piégées dans cette burqa de chair que la lucidité corrosive d’Arcan, dont la rage incendiée par le désespoir, n’aura pu ni supporter ni transcender. Même illusoire, l’idée perdure que la beauté sera un sauf-conduit vers le pouvoir pour celles qui en ont encore trop peu. En toile de fond du roman, il est un autre objet de réflexion lancinant, soit le dilemme que cache une existence qui chevauche deux identités, celle du pays d’origine et l’autre venue de la terre d’adoption, en quête de rémission ou de guérison, aspirant à une vie supérieure qui ne peut conduire qu’à la déception.
Rosso, codirectrice de l’ouvrage Nelly Arcan. Trajectoires fulgurantes (Remue-ménage, 2017), a un sens fin pour peindre un personnage, ou pour camper un lieu ou une situation en un coup de pinceau. L’écriture soignée marque avec le recours à la parenthèse – la phrase qui dialogue avec elle-même – la présence de la narratrice, et lui permet de se détacher un instant du récit. Karine Rosso en fait un usage (trop ?) fréquent. Est-ce la raison pour laquelle la tension du fil narratif se relâche quelquefois ? Mais on se ressoude vite à la trame de fond qui ne ménage pas ses effets, et introduit un personnage majeur dont on ne connaîtra l’identité que près de la conclusion.
Dans cette histoire retenue, on ne rencontrera aucune des deux figures de la féminité qui hantent l’œuvre scandaleusement intime d’Arcan, la larve ou la schtroumpfette. On y croise plutôt Caroline, la féministe radicale agressée par l’homme d’âge mûr et de gauche ; Noémie, la belle intelligence logée dans une silhouette à l’avenant dont la lumière pâlit en présence de son conjoint ; les amies de longue date, Lola et Chloé, fidèles et rassurantes comme le sont les plantes vivaces. Chacune de ces femmes est plus ou moins saisie par les ukases de la beauté et de la mode, lesquels renvoient au monde découpé au laser d’Arcan. Surtout l’inscription profonde du suicide annoncé dans son œuvre n’est pas sans laisser son empreinte en filigrane dans celui de Rosso.
Le texte inspiré et imprégné de l’ennemie Nelly recèle un vibrant hommage à celle qui a performé la féminité jusqu’à son mortel paradoxe, à la Barbie aussi brûlante que brillante qui n’a pu échapper à son destin.