Que se cache-t-il sous ce séduisant néologisme proposé par le poète, essayiste et psychiatre Joël Des Rosiers ? Du grec méta, qui signifie à la fois le fait d’aller au-delà et l’autoréférence ; de la racine spora, littéralement « espoir », « semence », « errance » ou encore « discours épars », le concept de métaspora possède une valeur polysémique indéniable. Il constitue un programme d’exploration textuelle et contextuelle de l’univers littéraire, situé au carrefour de trois axes de réflexion principaux : la médecine, l’art, les mondes colonial et postcolonial.
La métaspora s’insinue de plusieurs façons dans les nombreuses configurations de l’ouvrage, à commencer par le genre privilégié, celui de l’essai, forme rassembleuse entre toutes de « discours épars ». De façon thématique ensuite, puisque les « patries intimes », expression empruntée à Borges, évoquent l’appartenance au monde, multiple et bigarrée, de l’artiste migrant. À ce titre, une des parties les plus éclairantes s’intitule « Brûlerie Saint-Denis », située dans la section « Dialogues », remaniement d’une entrevue accordée à Christine Wesselhoeft. Crucial, le fragment présente une synthèse des soubassements historico-culturels qui concourent à l’élaboration conceptuelle de la métaspora. De la revue Dérives (1975-1987), dirigée par Jean Jonassaint, à ViceVersa (1983-1996), magazine transculturel, en passant par Ruptures : la revue des trois Amériques (1992-1998) d’Edgar Gousse, pour ne nommer que ceux-là, de nombreux lieux de réflexion sont répertoriés qui ont pavé la voie à un renouvellement des questionnements identitaires en terre d’Amérique.
À ces méditations théoriques se greffent des trajectoires critiques éclectiques à souhait, partagées notamment entre le cinéma, la musique, la peinture et la littérature. Parmi les plus réussies figure le segment « Women of a New Tribe. L’art sporadique de Wangechi Mutu », où Des Rosiers procède à un rapprochement de la pratique artistique de la performeuse, Kényane d’origine, avec la médecine et le colonialisme, démarche qu’il qualifie de « pathoplasticité ». La culture populaire n’est pas en reste, avec « La poésie urbaine de Wyclef Jean : musique et politique ». L’essayiste alterne de façon judicieuse entre la saisie biographique de l’auteur, sa condition diasporique haïtienne-américaine, et les manifestations esthétiques concrètes de cet héritage pluriel sur son gangsta rap, formule réinventée. Réinventée en ce sens que les Fugees – diminutif pour refugees –, groupe de Wyclef Jean, rompent avec les clichés machistes du genre pour offrir une vision politique engagée et socialement tolérante. L’appel à la diversité marque donc leur discours, alors que l’hybridité conditionne leur musique.
Métaspora, Essai sur les patries intimes est un ouvrage dense et foisonnant. La haute voltige du style ne trompe pas : voilà d’abord et avant tout l’essai d’un poète. Partout, un amour profond des mots se fait sentir ; ceux, rares ou recherchés, de la psychanalyse et de la médecine – Des Rosiers, en plus d’être psychiatre, a une spécialisation en chirurgie – ; ceux, hyperbranchés, des avancées technologiques de pointe ; enfin, les termes colorés et chargés d’émotion de son Haïti natale. Il arrive cependant que certains passages présentent le défaut de ces qualités apparentes. Dans les développements liminaires concernant la métaspora, l’auteur flirte volontiers avec une surenchère jargonneuse un peu tape-à-l’œil. Méta ne renvoie-t-il pas d’ailleurs, comme son étymologie le suggère, à un niveau d’abstraction supérieur ? Passés ces quelques débordements, l’essai impressionne tant par le caractère novateur de certaines lectures que par la vastitude des sujets embrassés, du duvaliérisme à l’invention de la chronophotographie, en passant par des réflexions autour de l’ère haïtienne « postsismique ».