Quelle force intérieure doit posséder un auteur pour qu’il puisse concevoir un roman d’amour alors qu’il moisit injustement derrière les barreaux ?
Et pourtant, le journaliste turc Ahmet Altan a bel et bien écrit un magnifique hymne à la liberté pendant sa captivité de presque cinq ans dans les prisons d’Istanbul.
Arrêté en 2016 avec tant d’autres lors d’un coup d’État militaire manqué, Altan a été condamné à perpétuité en 2018, jugement annulé par la suite par la cour de cassation. Rejugé en 2019, il écope de 10 ans et demi de prison, condamnation aussi annulée. Il a été libéré en février 2021. Altan avait été soupçonné d’être impliqué dans la tentative de putsch contre le pouvoir en place du président Erdoğan, car il aurait envoyé « des messages subliminaux » durant une émission télévisée.
On croit rêver devant tant d’absurdité.
Ni la justice turque, ni les prisons turques ne sont connues pour avoir la main légère. Malgré tout, dès sa sortie des geôles de haute sécurité de Silivri, le journaliste-écrivain Altan publie Madame Hayat, un roman initiatique, une superbe histoire d’amour entre un jeune étudiant et une femme beaucoup plus âgée.
L’auteur avait déjà reçu le prix André Malraux en 2019 pour son livre précédent, Je ne reverrai plus le monde, aussi écrit en prison, que le jury avait souligné par ces mots : « [Altan] donne une leçon de liberté à travers ses textes de prison où plus que jamais se donnent à lire son élégante intelligence, son humour bienveillant et sa vision sans concession des mensonges du pouvoir ».
Les mêmes qualificatifs pourraient convenir à Madame Hayat, roman raffiné issu de cette grande littérature turque dont le chef de file actuel est Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature 2006. Fazıl, étudiant en littérature, ruiné du jour au lendemain à la mort de son père, est ébloui par la mystérieuse Nurhayat – surnommée Hayat –, mais succombe aussi aux charmes de la jeune Sıla, dont la famille a été odieusement dépouillée par le gouvernement. Les deux étudiants découvrent la pauvreté et l’injustice, dans ce pays jamais nommé, mais dont on devine le nom. « On n’apprend pas grand-chose sur l’existence, dans les familles heureuses, je le sais à présent, c’est le malheur qui nous enseigne la vie », dira le jeune protagoniste.
Entre autonomie, passion, créativité et liberté, entre deux femmes et deux amours déchirants, le jeune héros Fazıl aura des choix difficiles à faire. « Nous voyons ainsi apparaître la différence entre une liberté qu’on gagne en se pliant aux règles, d’un côté, et une liberté obtenue à force de les défier. » Dans ce texte bouleversant, Ahmet Altan mène une charge contre le régime en place, tout en offrant une incroyable leçon de vie. L’auteur peut faire siens les mots de Fazıl : « Écrire me donne la sensation de posséder une force capable de réinventer le temps et l’espace, l’impression d’être doué d’une liberté infinie ».
On ne peut que féliciter Madame Hayat et son auteur Ahmet Altan d’avoir obtenu le Fémina étranger 2021. À lire absolument.