La question des rectifications orthographiques répond à une espèce de cours cyclique alternant les moments de veille aux périodes de dormance. Elle émerge parfois durant un temps, alimente les faiseurs d’opinion, puis disparaît après un court bouillonnement aussitôt oublié. En attendant, des changements proposés depuis aussi loin que 1990 – pensons aux fameux « nénufar » et « ognon » – sont appliqués inégalement, au compte-goutte et selon le bon vouloir de chacun. De sorte que l’on continue volontiers à juger les gens sur la qualité de leur orthographe sans jamais ou presque remettre en question le bien-fondé des normes qui la régissent.
Depuis des siècles, de nombreux intellectuels se sont pourtant élevés pour condamner l’arbitraire du système orthographique. Voltaire disait par exemple du poète Clément Marot, connu pour avoir introduit en France les règles du participe passé : « Marot nous a ramenés d’Italie les règles d’accord du participe et la petite vérole, et, ma foi, je ne sais pas lequel des deux maux est le pire ». La boutade du philosophe fait d’autant plus sourire que la petite vérole est aujourd’hui complètement éradiquée, tandis que l’accord des participes continue de démanger les victimes de ce que l’essayiste Mario Périard appelle l’« orthographisme ».
Avec L’orthographe, un carcan ?, Périard offre un vibrant plaidoyer contre cette croyance béate en la valeur absolue de l’orthographe académique. Ardent militant pour une refonte en profondeur de l’orthographe actuelle, l’ancien rédacteur technique rappelle d’emblée que la norme est trop souvent perçue comme une pure immanence aux principes par définition immuables. Aussi dénonce-t-il l’élitisme qu’a soutenu cette même norme au service des classes dominantes, en leur permettant de s’arroger un pouvoir symbolique difficilement accessible aux masses. Au cours d’une brève synthèse historique, l’essayiste rappelle clairement les moments charnières de l’évolution du français écrit ainsi que les stratégies employées par les mandarins pour consolider leur position de supériorité.
Dès le XIIIe siècle, le camp des étymologisants s’impose en ajoutant des lettres muettes aux mots pour rappeler leur origine latine, origine que, bien sûr, seuls quelques esprits frottés de lecture et d’écriture latines reconnaissent. Fondée par Richelieu en 1634, l’Académie française poursuivra ce travail de distinction que résume l’un de ses membres, François Eudes de Mézeray : « La compagnie déclare qu’elle désire suiure l’ancienne orthographe qui distingue les gens de lettre d’auec les ignorans et les simples femmes ». La petite histoire veut d’ailleurs qu’il se soit trouvé de brillants académiciens pour ajouter un « m » à « homme », tant il était inconcevable que le mot soit plus court que « femme ».
Des règles iniques et masculino-centristes : voilà un bien triste héritage, nous dit Périard, avec lequel il faudrait avoir le courage de rompre. À ce propos, celui-ci joint la parole à l’acte en adoptant l’écriture inclusive, un choix judicieux dans le contexte. Le mot d’ordre de l’essayiste est donc de simplifier l’orthographe afin de la démocratiser. Pour ce faire, il plaide en faveur d’une approche phonétisante, soit l’adoption de règles plus fidèles à la prononciation qu’à l’étymologie, comme c’est le cas en italien ou en espagnol. Il soutient ensuite sa thèse en concevant un abécédaire d’idées reçues contre la simplification (simplifier, c’est niveler par le bas, c’est renier les racines et l’histoire, c’est risquer l’incompréhension mutuelle, etc.), chaque fois savamment réfutées.
Synthétique et accessible, le propos de L’orthographe, un carcan ? saura plaire à un large public. Pour peu qu’il soit ouvert à remettre quelques fausses certitudes en question, le francophone moyennement chatouilleux de la langue risque d’ailleurs d’être déstabilisé à la lecture de cet ouvrage essentiel, d’autant plus convaincant qu’il est rigoureusement argumenté. Même les sceptiques seront confondus.
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