Il peut s’écrire de bien jolis poèmes de l’horreur. Héritière de l’ogritude, Sophonie est porteuse d’un don. Celui de manger. Condamnée à tout ingurgiter, de la juteuse mangue fraîche à la pourriture de la charogne qui marine dans ses jus naturels, la reine de l’absorption absolue peut tout digérer : terre, métaux, vermine, cadavres… Comme si la découverte de tous les sens passait par l’appréciation du goût, elle avale goulûment le monde, quand elle n’avale pas littéralement du monde : placenta, fœtus, nouveau?né, auriculaire d’enfant, nain vicieux, tout finit englouti dans son estomac?ravine, là où semble attendre d’être nourri un éléphant. L’ogresse est le troisième roman de Dynah Psyché paru aux éditions Coups de tête.
Alors qu’elle aurait pu se complaire dans une peinture stérile (indigeste ?) du grotesque, l’écrivaine née en Martinique fait la preuve que le choix du sujet importe parfois moins que son traitement. En quelque 120 pages réparties en 52 chapitres très aérés, Psyché exerce son art incantatoire de manière envoûtante. Rythmé tel un poème scandé aux reprises obsessionnelles, le texte pourtant moderne dans la forme s’inscrit dans une filiation bien racinienne : comme une malédiction, le drame se noue autour d’une famille à la généalogie adultère et incestueuse où le destin « a été décidé par les puissances de domination ». Or si le nœud inéluctable suffit déjà à convaincre de la force des enjeux mis en œuvre, c’est surtout dans l’abondance et le carnavalesque rabelaisiens que l’on adhère contre toute logique à cette proposition baroque inédite. L’accumulation descriptive de ce qu’a avalé la narratrice Sophonie depuis son plus jeune âge nous plonge en même temps qu’elle dans ses souvenirs d’enfance, dans un passé glouton qui se décline en mille saveurs, synesthésies étonnantes convergeant vers l’abîme gustatif jubilatoire.
L’ogresse mine toute résistance par son foisonnement langagier, égayé çà et là de touches de créole. L’écriture, tantôt classique, tantôt libre et vivante dans la déformation ou l’invention de certains termes, rapproche le texte des grands mythes fondateurs où le merveilleux de l’anecdote bouscule les repères du réalisme contextuel.