À une époque où même le ministre français de l’Intérieur affirme que « l’émotion prime le droit », il en faut du courage pour s’attaquer à l’antispécisme.L’émotion primerait-elle aussi la raison ? Ariane Nicolas fait le pari que non. D’où ce premier essai dans lequel, d’une plume remarquable, elle commence par exposer consciencieusement en quoi consiste l’antispécisme du point de vue de ceux qui le défendent, pour ensuite dérouler posément les argumentations qui peuvent le battre en brèche.L’antispécisme est ce mouvement qui prétend que l’animal doit être traité à l’égal de l’homme, à défaut de quoi on est coupable de « spécisme ». « La sonorité de ce néologisme est volontaire […]. Elle fait écho aux termes ‘racisme’ et ‘sexisme’ : les animaux seraient victimes de discrimination et d’oppression au même titre que les Noirs ou les femmes […]. » On aura compris qu’il est question de cesser de manger de la viande, mais il s’agit aussi d’abolir toute forme de collaboration entre l’homme et l’animal, collaboration assimilée en l’occurrence à un rapport systématique de domination. Donc, ne plus faire travailler les animaux, ne plus consommer le lait des vaches et les œufs des poules, bannir la fourrure et le cuir, et rendre leur liberté aux chats et aux chiens. Pour la faune domestiquée, d’ailleurs, la question se pose : comment retourner les vaches à l’état sauvage ? Pour plusieurs antispécistes, l’extinction de certaines espèces s’impose comme solution. Pour d’autres, il s’agira de faire coexister ces êtres avec nous en société.Si ces propos peuvent paraître caricaturaux (ils ne le sont pas), il n’empêche que le mouvement prend de l’ampleur, car ses défenseurs disposent d’une arme redoutable : l’émotion. Le désir de justice inhérent à tout être humain est alerté à la seule vue du terme « spécisme », particulièrement bien choisi, comme le signale l’auteure. Par ailleurs, il suffit de faire circuler quelques images d’élevage industriel pour faire naître une indignation tout à fait justifiée, puis jeter le bébé avec l’eau du bain moyennant des postures extrémistes mais pétries de bons sentiments.Devant la force et l’efficacité de cette position, cependant, il est étonnant de voir le nombre d’angles différents – nous ne pouvons en donner ici qu’un aperçu – par lesquels l’essayiste réussit à neutraliser cette idéologie par la rationalité. Certains arguments procèdent d’un simple raisonnement logique. D’autres nécessitent une réflexion philosophique plus poussée, et c’est normal, car il faut donner une chose à l’antispécisme : c’est qu’il oblige l’homme à se poser des questions véritablement complexes auxquelles il ne s’était jamais arrêté jusqu’ici. « Notre conviction est que l’antispécisme pose de bonnes questions, mais y apporte de mauvaises réponses. »Certes, la distinction entre l’homme et l’animal est une question qui fascine l’humanité depuis toujours, et à laquelle plusieurs réponses ont été successivement apportées au fil des courants de pensée et des découvertes scientifiques. Mais le fait qu’il existe une continuité de l’amibe à l’humain justifie-t-il qu’on assimile le porc à l’homme ? Plusieurs militants seront peut-être surpris d’apprendre que Jeremy Bentham, le philosophe utilitariste du XVIIIe siècle souvent présenté comme le grand-père de l’antispécisme parce qu’il solidarise le droit et la justice avec la sensation de douleur ou de bien-être, au-delà de l’espèce (« La question n’est pas : Peuvent-ils raisonner ? ni : Peuvent-ils parler ? mais : Peuvent-ils souffrir ? »), n’avait rien contre le carnivorisme. Pourquoi ? Parce que la mort n’a pas la même signification pour un animal, qui ne peut se projeter dans l’avenir, que pour un homme, qui est lui obsédé par une mort qu’il sait inéluctable. Autrement dit, pour l’animal, mort n’est pas souffrance. Et on touche du doigt ici un des contre-arguments d’Ariane Nicolas à l’égard de l’antispécisme, qu’elle reprend aussi dans sa critique de Jacques Derrida : parler au nom des animaux, ce n’est pas traiter l’animal en égal de l’homme, c’est pratiquer l’anthropocentrisme, tout bêtement.Sur le plan plus profondément philosophique, la réponse à l’antispécisme suppose d’ailleurs toute une réflexion délicate mais nécessaire sur le « vivant faillible » et sur la place de la souffrance dans la vie. Se pourrait-il que nous vivions une époque utopique qui refuse puérilement et absolument toute idée de souffrance, chez l’humain comme chez l’animal ? Rappelons que certains antispécistes vont jusqu’à miser sur la culture des cellules de chair pour obtenir de la viande ou jusqu’à dresser leur chat à devenir végétarien. Au-delà des arguments rationnels pour ou contre le fait de « voler » l’œuf de la poule, c’est peut-être ce radicalisme, contraire à la tradition de modération, de « médiété aristotélicienne » des philosophes, qui répugne le plus aux opposants de l’antispécisme.
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