Bien qu’officiellement discrédité et banni des mœurs modernes, l’esclavage continue de retenir l’attention des historiens et, plus encore, des romanciers. En se penchant avec compassion et colère sur la misère des Noirs soumis à l’arbitraire et au sadisme de leurs maîtres blancs, Isabel Allende nous force à regarder en face une des plus scandaleuses ignominies dont l’espèce humaine s’est montrée capable.
Le calvaire de la minuscule Tété débute en 1770 à Saint‑Domingue. La fillette n’a que huit ans. Achetée par un planteur français fraîchement débarqué pour ranimer une exploitation de canne à sucre, l’enfant grandira dans l’asphyxie généralisée des aspirations à la liberté et à la dignité. Elle verra le fouet, la torture, le bûcher contenir de plus en plus malaisément la protestation des esclaves. L’enfant construit pourtant, prudemment, sa zone d’autonomie. Quand, pour se moquer d’elle, son maître lui demande si les Noirs sont aussi humains que les Blancs, elle esquive d’abord la question : « Le maître a toujours raison ». Quand celui‑ci prétend en conclure que, d’après elle, les Noirs ne sont pas tout à fait humains, elle le met finement en contradiction avec lui‑même : « Un être qui n’est pas humain n’a pas d’opinion, maître ».
Soumise aux caprices du planteur blanc, Tété aura de lui des enfants au destin désespérant. La descendance des esclaves est un simple dividende dont le propriétaire dispose à son gré. Il lui est loisible de séparer l’enfant de sa mère, de le céder à qui lui plaît, d’en faire un otage. Des années durant, Tété cherchera à retrouver les siens et à leur obtenir l’émancipation.
En suivant son personnage de Saint‑Domingue à La Nouvelle‑Orléans, l’auteure montre à quel point l’Europe de l’époque se désintéressait de ses esclaves et légiférait à leur sujet sans s’assurer de la réaction des planteurs. Pendant que les colonies se morcelaient en clans rivaux B grands Blancs, affranchis, petits Blancs, Noirs… -, les métropoles se gargarisaient de déclarations pompeuses. Et l’esclavage, pourtant dénoncé par plusieurs, gagnait du terrain au lieu de reculer. « À l’origine, non seulement l’esclavage était interdit en Géorgie, de même que l’alcool et les avocats, mais on s’était rendu compte que le climat et la qualité du sol étaient idéals pour la culture du riz et du coton et l’on avait légalisé l’esclavage ».
L’acharnement des sociétés dites civilisées à perpétuer l’esclavage fut si répandu et intransigeant qu’il faut craindre sa renaissance sous mille formes. Ce livre nous le rappelle.