Après une cinquantaine de livres savants, Edgar Morin publie son premier roman, mais il ne s’agit nullement d’une vocation tardive comme chez Umberto Eco, qui s’est toujours considéré comme un jeune romancier. L’île de Luna est un récit autobiographique sur une enfance confisquée, que le futur sociologue avait rédigé à l’âge de 26 ans, soit au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. À quelques occasions, l’auteur de Vidal et les siens (émouvant portrait de son père, Vidal Nahoum) avait tâté de l’autobiographie dans son recueil de souvenirs Mon Paris, ma mémoire, dans son Autocritique, puis dans son Journal de Californie et dans l’échange dialogué Mon Chemin. Entretiens avec Djénane Kareh Tager, mais sans jamais plonger entièrement dans la fiction. L’élément déclencheur, une scène traumatisante liée à la disparition prématurée de sa mère, prénommée Luna, a quelquefois été évoqué dans certains livres plus personnels d’Edgar Morin ; ce moment charnière sera ici revécu à travers le personnage solitaire d’Albert Mercier. Ce sont les questionnements sur la mort et l’intériorisation de cette épreuve par un jeune Parisien de onze ans qui donneront la trame de ce roman réaliste sur la guérison dans le processus du deuil.
Le style d’Edgar Morin romancier est multiple, parfois concis : « On marchait. On parlait. Pain. Lait. Vin ». Ailleurs, l’écriture devient poétique : « Le lendemain matin se leva, étonné ». D’autres passages – les meilleurs – semblent plus exaltés et tourmentés. Roman sur la perte, L’île de Luna interroge le destin et réalimente cette idée consolatrice que les êtres disparus se retrouveraient quelque part, dans un endroit inaccessible – dans ce cas-ci une île –, d’où la toile L’Île des Morts de Böcklin reproduite en couverture. Sans le savoir, d’autres anonymes imagineront le même schème insulaire après la disparition subite de John Kennedy ou d’Elvis, créant d’étranges légendes urbaines sur leur hypothétique survie.
Edgar Morin n’a pas retouché ce texte inédit daté de 1946, sauf un paragraphe, placé comme un épilogue : petit compromis acceptable pour un livre intime qui conviendrait aussi à un lectorat d’adolescents. Il aurait été dommage de laisser dormir ce manuscrit dans un tiroir…
Par la suite, Edgar Morin allait amorcer son long cycle d’ouvrages savants alliant anthropologie et philosophie. En outre, son premier grand livre, L’homme et la mort, paru seulement cinq ans après l’écriture de ce roman orphelin qui apparaît désormais comme un embryon de l’œuvre à venir.
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