Qu’est-ce que ce lieu pointé par Juan José Saer à travers cette vingtaine de courts récits au ton souvent métaphysique ? En quelque sorte latéral ou mieux, transversal, il figure une construction minutieuse se détruisant sitôt qu’elle risquerait de se fixer. On pense à Italo Calvino, tant par la langue que par le style. Le lieu est donc une blessure, un tremblement, un vacillement de la réalité, une intrusion de l’impossible dans la vie, une faille dans la trame de l’univers. Ce qui permet de dire qu’il ne saurait être congruent aux espaces dans lesquels se déploient les aventures des personnages, chacun étant à sa manière aux prises avec la psychose industrielle de notre époque. En fait, l’auteur, avec une ironie d’une rare suavité, donne la parole au sujet, ce pourquoi son livre s’ouvre et se ferme sur le rêve, lequel déverrouille l’inconscient, aiguillonne le désir. Le rêve n’est pas une invention, mais bien la preuve de la vérité de la fiction.
Nous voici donc entraînés aux quatre coins du monde – de Paris au Caire –, de l’histoire – celle, entre autres, de l’homme de Cro-Magnon ou des génocides (Arméniens, Juifs, Tutsis, Irakiens ) – et de la fiction – Sherlock Holmes et Homère aidant parfois à entendre le flux pré-humain de l’homme. Bien connus des lecteurs de l’écrivain argentin, les Tomatis, Pigeon, Barco et autres viennent également faire leur tour afin de poursuivre la toile de l’imaginaire. Quelques miettes philosophiques, et nous rencontrons à leurs côtés un jeune couple victime de ses perversions, des balayeurs de rue africains ou encore un astronaute perturbé par nos limites personnelles face à la connaissance. Or, que l’on demeure sensible aux voix qui sourdent du « souk du récit » élaboré dans cette suite de textes, et l’on verra comment la vision de la transparence des corps conduit à la question de la cohérence de la réalité. Si, comme le dit Ludwig Wittgenstein, « Le monde est tout ce qui arrive », c’est-à-dire « l’ensemble des faits, non pas des choses », on comprend pourquoi le monde des corps, une fois ceux-ci irisés par la lumière, dévoile sa véritable essence : le vide. D’où l’axiome suivant, que je tiens pour connu de Juan José Saer et comme une évidence aussi indémontrable que celle de l’inconscient : le monde ne réside pas hors de nous, mais nous sommes extérieurs à lui. C’est ce que j’appellerais la révélation du semblant.