Un constat inquiétant s’impose : les démolitions d’églises et de maisons ancestrales sont devenues fréquentes au Québec, et plus personne n’a l’air de s’en offusquer. Et ceux qui s’en scandalisent sont souvent perçus ou présentés par les médias comme des hurluberlus, des gens étranges ou anormaux, vivant dans un autre siècle et de ce fait hors du présent.
Ce chiffre est accablant : « 3 000 bâtiments anciens démolis chaque année au Québec ». Le diagnostic posé dans L’habitude des ruines est d’une acuité inquiétante : d’abord l’acceptation, la banalisation de cette forme de négation du passé, de liquidation du patrimoine, de dévalorisation de la continuité. Ensuite viennent des formules qui mettent le doigt sur le problème, comme ce « rapport trouble du Québec au temps et à l’espace », c’est-à-dire une incapacité généralisée d’apprécier notre patrimoine collectif et de bien évaluer l’importance de la patrimonialisation. C’est peut-être parce qu’il n’y a qu’au Québec, et nulle part ailleurs au Canada, que subsiste encore un véritable patrimoine bâti remontant à plus d’un siècle ? Mais pour combien de temps encore ? Cela expliquerait peut-être – mais sans l’excuser – le peu de considération des élus et décideurs quant à la valeur patrimoniale réelle de ces constructions ancestrales que l’on attend de détruire pour les remplacer par des immeubles plus lucratifs, notamment dans une ville comme Québec. Pourtant, des solutions ont souvent été exposées dans des rapports – cités dès la première page du présent ouvrage – déjà remis aux gouvernements successifs, mais qui dorment sur des tablettes, en dépit de l’urgence de préserver « un héritage collectif à inscrire dans la modernité », selon le titre donné au dernier mémoire en date.
Chaque chapitre est comme une tentative de retrouver une portion de ce patrimoine négligé ou perdu. On tente de retracer, près de la rivière Matane, le village disparu de Saint-Nil, devenu un boisé en friche où les fondations des maisons détruites sont encore perceptibles après un demi-siècle. Les critères voulant que « le neuf surpasse le vieux » semblent désormais remplacer la distinction entre le Beau et le Laid, ce qui permet souvent à la laideur et aux imitations de patrimoine de triompher au détriment de l’authenticité.
L’habitude des ruines révèle une des grandes essayistes de sa génération au Québec. Non seulement son sujet est original et hautement pertinent, mais quel style ! Elle décrit en des mots percutants notre perte de repères à propos du patrimoine en perdition : « [F]antasmes de retour (dénaturé) à la nature, rêves de démesure, de prestige et d’exotisme, phobies hygiénistes, manies sécuritaires, hospitalité élective et nostalgies sélectives, logiques du provisoire, fétichisation d’un passé de pacotille, démolitions rituelles, commémorations à l’emporte-pièce, parti pris pour une architecture déclamatoire et effritement du sens du collectif constituent quelques-unes des questions qui innervent ce livre ».
Comme l’écrivait le philosophe Marcel Gauchet au moment de mettre fin à la revue Le Débat en 2021, nos sociétés deviennent incultes parce que, précisément, les décideurs et « les élites dirigeantes sont devenus incultes ». Et j’ajouterais que pratiquement plus personne n’y voit désormais un problème.