À l’origine de cet essai-fiction, la question qui taraudait l’autrice : que sont devenues les lettres de Milena Jesenská ? En 1919-1920, la journaliste tchèque a entretenu une relation épistolaire avec l’écrivain Franz Kafka, une relation passionnée quoique lointaine. Les lettres de Kafka ont été conservées, mais pas celles de Milena.
Dussault engage un dialogue avec Milena, une Milena saisie à travers les lettres de Kafka, ses articles publiés dans les journaux tchèques et quelques témoignages, dont celui de sa fille, Jana Cerná. Quant à son monde intérieur, ses émotions, il s’agit d’une invention de l’essayiste, une superposition de sa propre expérience. La disparition des lettres de Milena la ramène à la destruction de ses propres lettres que lui a rendues l’homme qu’elle aimait en échange des siennes. Pour tenter d’effacer les traces de cet amour, elle a détruit ses lettres. Tentative qui ne s’est pas soldée par l’oubli, mais qui rappelle avec force l’absence. Elle associe aux femmes qui écrivent, comme elle et Milena, les thèmes de l’abandon, de l’effacement, de la disparition, de l’oubli, voire de la honte qui en résulte. De sa propre expérience, on découvre par bribes qu’elle a été passionnément amoureuse d’un homme, vraisemblablement son professeur de littérature, avec qui elle a correspondu et qu’elle a suivi dans une chambre d’hôtel, « là où tout s’est défait ». Comme pour Milena lors de sa deuxième rencontre avec un Kafka paralysé par l’angoisse : « Les âmes s’entrecroisaient, mais pas les corps ».
L’autrice ne se dévoilera pas davantage, si ce n’est à travers une Milena imaginée : « Je me voyais parfois en train de faire de toi la femme cachée que j’étais […] ». En vain ira-t-elle jusqu’à Prague dans l’espoir d’apercevoir les traces de la journaliste amoureuse de Kafka. Elle n’y trouvera que la confirmation que Milena avait elle-même exigé la destruction de ses lettres. Pourquoi une telle identification à Milena ? se demande-t-elle alors.
L’expérience Milena s’avère une autobiographie masquée. « Toute ma vie j’avais cherché à disparaître », déplore-t-elle. En superposant son reflet sur l’amoureuse de Kafka à qui elle prête ses propres blessures, elle tente de se retrouver et de cesser d’oublier. L’écriture de Dussault, d’une grande richesse mais empreinte de circonlocutions, contribue également au masque, voire à l’effet sfumato.