Avouons qu’il faut un certain cran pour intituler son ouvrage Esthétique du suicide. Éloge immoral de la mort ? On se demande en effet ce qu’il y a de « beau » dans l’acte de s’enlever la vie. Mais le suicide dont il est question ici n’a rien à voir avec celui des martyrs modernes et n’a rien de la pose nihiliste d’une élite intellectuelle. À l’instar du livre d’Antonin Artaud intitulé Van Gogh le suicidé de la société, le concept de suicide sera entendu métaphoriquement, à travers l’œuvre d’art.
Michel Thévoz avait signé en 1992, en collaboration avec Roland Jaccard, un Manifeste pour une mort douce, parmi d’autres écrits consacrés à la folie, à l’infamie et à des artistes en marge de l’institution. Un parcours littéraire qui présente un intérêt marqué pour les manifestations d’états-limites, et que son plus récent essai paru dans la collection « Paradoxe » ne dément pas. Beaucoup de matière dans ces pages érudites et pleines de finesse.
On y lit, entre autres, une analyse originale de l’œuvre de Paul Cézanne, qui serait, selon l’auteur, le premier artiste occidental à vivre à travers son art la mort de la réalité. Sa peinture ne représente pas tant l’objet, sa plénitude, que le vide entre les silhouettes qui composent sa vision embrouillée. On parlera du suicide de Cézanne, dans le sens de l’auteur d’un « meurtre » et d’un certain ordre qu’il a « tué » ou, pour reprendre le langage de Thévoz, qu’il a « suicidé ». Les formes évanescentes de Paul Cézanne préfigurent les œuvres de Louis Soutter, Jean Dubuffet, Picasso ou Henri Darger. Ces peintres associés au (non-)courant de l’art brut, à l’exception de Picasso (encore que ), ont tous cherché à fuir les déterminations sociales qui s’immisçaient dans la création en inventant un art au plus près du geste spontané. Dubuffet expliquera que nous « ne voyons rien, ce que nous croyons voir est projeté par nous-mêmes, pure fabrication de notre esprit et donc du conditionnement qui le commande [ ]. Voir et penser, c’est pour moi tout un, c’est ce qu’on pense qu’on s’imagine voir ». Comme son prédécesseur Cézanne, il découvrira à force de regard un blanc au milieu de la vision, l’absence de centre, pur reflet de la mort.
Puisée aux sources de l’inconscient collectif, l’œuvre d’art postmoderne annoncerait à l’humanité son propre suicide. Une mort, selon Michel Thévoz, dont elle construit l’au-delà.