Une pile de livres dans une vitrine, comme un phare sur sa route, incite Jimmy à entrer dans une librairie où les livres sont classés selon le « principe du désordre absolu ». Comme il entend le murmure des poèmes enfermés dans les livres, il est considéré comme un élu par Jack Waterman (héros de Volkswagen Blues), propriétaire de la librairie, écrivain-traducteur qui perd peu à peu la mémoire et confond parfois les romans qu’il a lus avec ses souvenirs. Jimmy accepte l’emploi de commis que Jack lui propose.
Régulièrement, comme autant de messages codés que Jimmy comprend parfaitement, Jack laisse des livres à l’intention de son commis. C’est que le vieux Jack se sent décliner, sa mémoire lui joue des tours. On comprend peu à peu qu’il veut faire de Jimmy son alter ego, car il pousse ce jeune homme qui lui ressemble dans ses propres traces. Comme Jack sait que sa tête ne lui obéit plus toujours, il demande aussi à Jimmy de lui donner, le temps venu, la petite poussée qui lui permettrait de tirer sa révérence avant d’avoir perdu toute autonomie.
L’imminence de la mort est un thème aussi présent ici qu’il l’avait été dans La tournée d’automne (1993). Alors que c’est la possibilité d’un nouvel amour qui avait alors tiré le personnage du côté de la vie, Les yeux bleus de Mistassini met l’espoir du côté d’une possible continuité. Fragilisé mais lucide encore, le vieil écrivain inspire une grande tendresse. Un écrivain va mourir, mais sa vie a un sens parce que d’autres écriront des livres. On se rappelle que, dans Chat sauvage (1998), l’écrivain-public écrivait pour un vieil homme en qui il reconnaissait son père ; le dernier roman de Jacques Poulin réinscrit en quelque sorte cette complicité dans un cadre plus littéraire. Ce propos fait apparaître Les yeux bleus de Mistassini comme une synthèse de toute l’uvre de l’auteur, qui est en même temps une réflexion sur la littérature, et fait résonner bien significativement cette phrase de Volkswagen Blues : « Un livre n’est jamais complet en lui-même ; si on veut le comprendre, il faut le mettre en rapport avec d’autres livres, non seulement avec les livres du même auteur, mais aussi avec des livres écrits par d’autres personnes ».