La langue de Yasmina Khadra demeure toujours aussi capiteuse, ses images toujours prenantes ; ce récit propage une ambivalence, qui traversait les romans précédents, mais à laquelle ils tentaient d’échapper. Non que le jeune héros soit hésitant. Quand l’envahisseur a imposé à la vue du fils la révoltante et humiliante nudité du père mourant, une plaie s’est ouverte que seule la vengeance pourra cautériser. Un Occidental aura pourtant quelque peine à mesurer la profondeur de la blessure et à y voir de quoi faire basculer dans le terrorisme. Pourtant, le jeune Bédouin quitte son village et gagne la grande ville où il sera plus facile de s’attaquer à la Bête. Pendant longtemps, la vigueur de la résolution semble granitique. Semble seulement.
Khadra n’appartient pas à la race des épidermiques qui allongent les phrases sans les remplir pleinement. Il occupe si puissamment chaque mot qu’il faut, plutôt que de le croire distrait, entendre sa voix comme celle d’un homme écartelé, troublé, incertain, pétrifié à un carrefour déchirant. Les verdicts se sont clarifiés et durcis, l’occupation étatsunienne a si lourdement humilié gens et cultures qu’on en oublie l’ancienne tyrannie, les atrocités qu’on qualifie de « bavures » ne dissimulent plus la réalité omniprésente du mépris, les excuses et les regrets tardifs prouvent seulement que l’oppresseur n’accorde aucune importance à autrui. En ce sens, la voie de la résistance violente s’impose comme la seule qui soit encore ouverte. Pendant bien des pages, le jeune Bédouin traverse ce qui équivaut à un noviciat et à d’innombrables vérifications : tout à l’heure, il sera terriblement prêt à accomplir la mission qu’on voudra lui confier. Décision granitique ? Elle semble l’être.
Tout est-il donc joué ? Le geste dévastateur est-il pleinement justifié, morts innocentes y compris ? Pour vaincre l’oppression, faut-il imiter l’oppresseur dans son mépris de la vie et de l’innocence ? Déjà, L’attentat (Pocket, 2006) avait mis en scène un médecin troublé jusqu’à l’âme par l’intrusion de la violence dans la défense de la dignité et par le secret blessant dont le complot s’était enveloppé. Avec Les sirènes de Bagdad, Khadra exacerbe ce doute et cette souffrance. Comme quoi ceux qui ne doutent jamais et « gardent le cap » jusqu’à répéter les massacres sont de pires terroristes que ceux qui n’ont qu’eux-mêmes à faire sauter.