Traduit encore une fois avec beaucoup d’efficacité par Hélène Rioux, Les sentimentalistes est le premier roman de Johanna Skibsrud qui avait, jusqu’alors, publié deux recueils de poésie. Un premier roman qui lui a d’ailleurs valu le prix Banque Scotia Giller 2010. À sa grande surprise, selon ses propres commentaires, et à celle de son éditeur canadien-anglais, Gaspereau Press, qui ne suffisait soudain plus à la demande avec le tirage initial… Précisons que l’ouvrage a également été réédité aux États-Unis par l’éditeur américain W. W. Norton & Company. Succès inattendu donc pour l’écrivaine originaire de la Nouvelle-Écosse qui vit désormais à Montréal.
Son éditeur québécois, lui, nous présente cette œuvre éclatée sous une invitante jaquette : la photo en noir et blanc d’un lac voilé par la brume. Une photo fort bien choisie qui reflète parfaitement toute la trame dramatique du roman de Skibsrud. Pour tromper une déception amoureuse, la narratrice décide d’aller passer quelques semaines avec son père qui s’est installé, après des années d’errance un peu partout en Amérique du Nord, avec son vieil ami, Henry, à Casablanca, Ontario. Là, près d’un lac artificiel qui recouvre l’ancien village volontairement inondé par le gouvernement voilà plusieurs décennies, elle apprend que son père est condamné par le cancer. Est-ce cette échéance qui incite Napoléon à s’abîmer de nouveau dans l’alcool ? À esquisser une ultime tentative afin de concrétiser un vieux rêve de sa femme, de laquelle il vit séparé depuis des années ? Et surtout à dévoiler enfin les circonstances dans lesquelles son meilleur ami, Owen, le fils de Henry, est mort lors de la guerre du Vietnam ? À l’image du lac, la narratrice découvre peu à peu tous les univers que son père et son ami Henry, reclus depuis si longtemps dans son fauteuil roulant, cachent sous la surface.
Basé sur d’authentiques documents de l’armée américaine – reconstitués d’ailleurs dans l’épilogue –, le roman de Johanna Skibsrud est très habilement construit autour des traces laissées par un événement dramatique survenu dans le sud du Vietnam en 1967. On y avance lentement et, pourrait-on dire, presque de côté à la manière du crabe. Les constants sauts dans le temps nous ramènent de Casablanca au Dakota où Napoléon vivait avant d’aller rejoindre Henry, en passant par le Maine où habitent la mère et la sœur de la narratrice, pour revenir à Casablanca d’avant l’inondation lorsque Owen était enfant et, bien sûr, au Vietnam. Sauts dans le temps qui, chaque fois, mettent en scène des personnages différents : on passe ainsi du récit du déménagement du père à Casablanca au combat désespéré du père de Henry pour empêcher l’inondation pour revenir aux jeux de la narratrice et de sa sœur chez leur grand-mère maternelle dans le Maine. Cette structure très éclatée donne parfois une impression de fouillis mais, à la manière d’un crabe, le lecteur suit néanmoins Skibsrud jusqu’à la fin.
Mais est-ce en raison du peu de relief de certains d’entre eux – en particulier la narratrice elle-même dont on ne sait à peu près rien –, on arrive mal à s’attacher aux personnages et les réflexions explicatives parfois assez longues qui précèdent toujours les événements finissent également par alourdir la narration et lasser le lecteur. Les sentimentalistes reste cependant une première œuvre fort intéressante qui augure bien des prochains romans de Johanna Skibsrud.