Même si je m’intéressais follement à la biologie dans ma jeunesse, je ne suis pas devenu scientifique parce que le discours de la science m’a toujours fait horreur. J’ai bien dit le « discours », et non pas ses « objets ». Or, des auteurs comme Stephen Jay Gould me procurent à chaque lecture un véritable bonheur de savoir. Dans Les pierres truquées de Marrakech, le grand paléontologue se penche, dans sa préface, sur sa propre démarche comme être humain. Il revient sur l’un des enjeux majeurs de son travail : l’affirmation du sujet dans le discours de la science. Non seulement s’érige-t-il devant la forclusion de la parole légitimant de manière générale le statut même de la science dans notre civilisation, mais il s’emploie à dire « je », allant même jusqu’à montrer comment il en est venu à développer l’essai scientifique autobiographique, mettant ainsi en lumière « la synergie qui existe entre la vie d’une personne donnée [celle, précisément, dont la science ne veut pas entendre la voix et qu’elle neutralise sous la figure du « chercheur »] et l’idée dominante qui l’oriente tout entière ». En repérant chez le sujet le noyau dur d’une théorie, les concepts scientifiques se trouvent alors éclairés d’un nouveau jour puisqu’ils sont liés à l’idée dominante d’une personne, laquelle idée devient centrale dans l’interprétation qu’elle propose du monde naturel.
Divisé en six parties, l’ouvrage s’ouvre sur une incroyable fraude paléontologique ayant eu lieu au début du XVIIIe siècle et qui se « répète » en quelque sorte dans le Maroc d’aujourd’hui. Du pur Borgès. L’essentiel est ici de comprendre la question de la science de l’époque : la nature de la causalité et de la réalité elles-mêmes. La seconde partie nous plonge dans l’époque subséquente (de la fin du XVIIIe au début du XIXe siècles) où s’ébauche l’étude scientifique de l’histoire naturelle (Buffon, Lavoisier et Lamarck étant ici aux premières loges) alors que la troisième concerne le travail des grands naturalistes victoriens (Lyell et d’autres). Suivent, dans les trois dernières parties, des réflexions sur les questions posées par la compétence supérieure, le darwinisme social, Dolly, la brebis clonée, l’emploi des gaz toxiques sur les champs de bataille ou la brutalité des phénomènes évolutifs qui bouleversent notre perception du monde. Quant à moi, je crois que c’est le fait pour Stephen Jay Gould de réintroduire sa subjectivité qui lui permet d’affronter son désir et de cerner aussi finement l’effet produit par la construction du monde à travers la représentation.