C’est un livre rouge, brûlant comme des braises que je tiens. À travers une lignée de la douleur et de la renaissance, l’autrice met le feu aux pages. C’est un livre féministe, un livre de courage, de colère et d’amour que je garde farouchement entre mes mains.
Entrée en matière saisissante, le premier poème du livre, intitulé « Moi aussi », frappe fort : « Je porte mon corps / comme une robe brûlée. / Pas un coin d’ombre / où je ne l’ai enfoui ». Le texte se termine sur une prédiction qui annonce la suite : « Ma colère aura trois dragons. / Entremêlées, nos voix claqueront au vent ».
L’enchevêtrement commence avec la figure de la mère, premier phénix de la fresque dépeinte par la poète. Habitée par l’angoisse, elle « a disparu / dans sa chambre. / Trois ans plus tard, / elle en ressortait / plus frêle que moi, / à la façon d’une phalène / qui a traversé bien des chandelles ». Tout ce que la mère a enfoui : l’enfance bousculée, la main baladeuse d’un oncle, le décès accidentel d’une sœur, tout ce dont elle aimerait protéger sa fille, jaillit et dévore. Une fois revenue vers l’extérieur, c’est à travers des lettres qu’elle se raconte à sa fille, retraçant certains pans de sa vie, de celle de sa propre mère, grand-mère de l’autrice. J’ai la sensation que Rosalie Lessard fait de même à travers ce projet : retracer les contours de sa vie à travers celles des autres, les creuser, les rattacher.
« J’imagine ma préhistoire / comme un fleuve gelé / sur lequel nous avançons, / elle et moi, / en guettant le moindre indice / que les glaces pourraient céder. » C’est d’abord mère et fille qui avancent sur un sol qui pourrait craquer, mais c’est bientôt une foule de personnages, réels ou imaginaires, qui sont invités par la poète, qui cheminent ensemble.
Dans une adresse au photographe Sebastião Salgado, Lessard confesse : « D’écrire ceci, qui nous place / en quelque sorte côte à côte / ne va pas, je sais. / Mais comment te raconter / sans parler de la façon / dont je t’ai rencontré / en moi ? », consciente de ce qui les éloigne tous les deux, mais surtout, de ce qui les relie.
Très vite, ce sont Vera Jarach, grand-mère de la Place de Mai, qui raconte sa fille torturée et tuée, le visage d’Ariel Kouakou, disparu près de chez lui, à Montréal, Sylvia Plath, rescapée le temps d’un poème, par le miracle d’une machine à remonter le temps, et plusieurs autres, qui traversent le livre. Une chaîne de femmes, d’hommes et d’animaux noués les uns aux autres par l’adversité, mais surtout par leurs tentatives acharnées d’émerger, de surpasser leurs traumas.
La poésie jaillit aussi d’œuvres cinématographiques ou littéraires issues de la culture populaire, que ce soit de la série Alien, de Lord of the Rings, de Hunger Games, de Game of Thrones ou de Harry Potter. Le poème « Alien 7 : le huitième passager », retentit tragiquement, magnifiquement en moi, à qui la lieutenant première classe incarnée par Sigourney Weaver au cinéma inspire force et dépassement de soi.
Si la peur reste en flottement au-dessus de nous, il y a l’après. Et après l’après, où la souffrance est surpassée, où l’on peut réussir à vivre avec, l’utiliser pour continuer d’exister. Transparaît des poèmes la volonté de vivre, de croire qu’après viendra. Lessard offre des lettres, provoque des rencontres imaginaires, dialogue avec celles et ceux en qui elle semble avoir trouvé écho à ses propres déchirures. Elle frôle l’irréparable, s’y colle, rentre dedans de plein fouet. Pourtant, je sens une énergie sous-jacente à la fracture ; elle parcourt la poésie de Lessard, recoud la vie.
Les liens entre les êtres convoqués par Rosalie Lessard sont solidement attachés. Émane de cette filiation un sens profond. Je parcours le livre avec l’envie de relire Plath, de revoir Ellen Ripley lutter pour sa vie ; je le dépose, le temps de faire des recherches, de rencontrer, en images, celles et ceux qui peuplent ces pages.
La voix de la poète est portée par une vivacité, une intelligence et une curiosité évidentes. Elle secoue et rassure. Ouvrage immense où se déroule un fil tendu fermement entre des êtres blessés et revenus chez les vivants, livre vaste qui étreint largement la vulnérabilité, les épreuves qui nous façonnent, les zones où, mystérieusement, le courage se niche et donne la force de se relever, Les îles Phoenix émeut, enveloppe et fascine. Dans un entretien accordé à Bible urbaine peu de temps après la sortie de son livre, Rosalie Lessard affirmait : « C’est un recueil dur, mais qui, j’espère, laisse poindre la lumière ». Beaucoup plus que de la lumière, c’est une pulsion de vie féroce qui fuse de ce livre et que l’on garde en soi longtemps après en avoir refermé la couverture.