Comparée à l’hagiographie classique de Freud par Ernest Jones et même à d’autres ouvrages comme ceux de Detlef Berthesen, Paul Roazen et Patrick Mahoney, le livre d’Eva Weissweiler peut presque apparaître comme un règlement de compte systématique que les purs pourront évidemment lire selon la doxa Sdipienne. Plutôt que d’isoler le petit « Sigi en or », l’auteure propose un portrait de famille et un tableau culturel replaçant les personnages où elle considère qu’ils doivent être. Tout le monde y figure, du père Jakob, sans doute pédophile et trafiquant de fausse monnaie, jusqu’à la fille cadette du fondateur de la psychanalyse, la célèbre Anna, qui se débat tant bien que mal pour exister, en passant par les fils mal aimés, ceux de substitution, les oncles, tantes et autres.
Le génie n’apparaît donc qu’en arrière-plan et c’est moins son amour pour les langues (sans doute venue de sa nounou tchèque catholique) et l’inconscient qui ressort que sa passion pour le tarot, son sexisme, son rejet des méthodes anticonceptionnelles, son tabagisme, sa tendance à l’alcoolisme, sa phobie des chevaux et des trains, sa haine de la musique, ses quelques opinions politiques douteuses. Sans compter le ménage à trois avec sa belle-sœur avec qui il voyage lorsque sa femme est très malade, l’insensibilité au talent de son aînée, Mathilde, qu’il voit comme hystérique et hypocondriaque et dont il va jusqu’à mettre gravement la vie en jeu. Et que dire de sa méconnaissance du soin concret des enfants, de ses graves fautes professionnelles, de son conservatisme bourgeois, de sa cupidité et de sa surdité aux bouleversements sociaux (à preuve, sa peur panique d’Alfred Adler, le « socialiste »), lui qui est toujours prêt « à jouir seul de tout » – ce sont ses mots ? De son œuvre toutefois, pratiquement rien dans le livre trop souvent anecdotique de Weissweiler, selon qui il faut attendre le « grandiose » et « autothérapeutique » Totem et tabou avant de voir Freud dépasser ses conflits avec ses fils et de ne plus faire de la théorie sexuelle une doctrine érigée en vérité absolue.
Voilà fichtrement détrôné le grand défenseur du Nom-du-Père, l’un des « grands maîtres de l’humanité » (l’éloge est de Sandor Ferenczi), dira-t-on. Et pourtant. Si cet ouvrage donne des munitions aux détracteurs de la psychanalyse, en particulier aux bonzes du comportementalisme et des neurosciences, soigneusement retranchés derrière leur pseudo-objectivité scientifique, il replace la vie dans la perspective humaine et réduit le mythe à des proportions plus acceptables. C’est une fois de plus le lien de la vie et de l’œuvre qui se trouve reposé. Au fond, c’est ce qu’a mis Freud en mouvement – et de quelle façon ! – qui nous intéressa toujours.