Lorsque j’étais jeune, dix ans peut-être, j’ai accompagné mon amie et son père dans leur champ. Le ciel était blanc comme notre camion, la rouille en moins. Nos imperméables claquaient dans le vent, les mèches de mes cheveux couvraient mes yeux, se glissaient dans ma bouche. Les bourrasques étaient trop puissantes pour mes petits poumons. Souffle coupé. Aucun échange d’air possible. J’étais saturée de vide.C’est ce que j’ai ressenti en lisant Les falaises.Dès les premières lignes, le ton est donné : « Je pense que je suis brisée. J’ai l’automne à l’envers. […] Du vent qui craque dans la cage thoracique. / C’est octobre. / Ma mère est morte et j’ai pas encore pleuré ». Des phrases courtes qui pincent la peau comme les gouttes d’une pluie froide. Des phrases dans lesquelles les verbes sont rares et les scènes, livrées par images sans cesse renouvelées. Le vocabulaire marin omniprésent enrichit, nourrit la mince ligne entre le territoire et l’intériorité. Ici, la Gaspésie des joies estivales et de la chaleur villageoise n’existe pas. « Je l’ai au plus profond, la Gaspésie. Du cul ou du cœur, c’est difficile à dire. » Les habitants toujours trop près, mais jamais assez pour les sauver, V., sa sœur et sa mère. Les montagnes – les falaises – leur servent à s’élancer dans la mer qui « goûte la mort ». Car c’est là que la mère de V. a été retrouvée.Son corps rapporté sur le sable par le ressac, ce même ressac qui érodait les yeux de sa propre mère, arrachée à son Islande natale, et qui elle aussi se demandait « comment on fait pour s’évader quand on est déjà à l’autre bout du monde ».C’est par l’entremise de journaux intimes, dénichés en triant les biens de sa mère, que la narratrice rencontre sa grand-mère. Perdue au centre du salon, sur son matelas devenu « son île » où s’amassent les piles de vêtements et les corps-morts, V. s’accroche, se pend aux mots de son aïeule, rare bouée après les ravages. L’auteure combine habilement les plumes des deux femmes aussi distinctes que similaires, aussi à vif que puissantes. « Ma grand-mère ma mère moi. Nos pieds nus sur le plancher qui se souvient de notre poids, du bruit qu’on faisait en tombant. Les murs qu’on essayait de fuir, mais où on a toutes fini par se rejoindre. »Le roman, divisé selon les différents mois composant le deuil de la narratrice, est aussi parsemé de courts poèmes condensant la perpétuelle dualité émotionnelle. Si certaines images sont quelque peu maladroites, elles sont facilement pardonnées par l’unicité et la force de la prose. Certains pourraient reprocher une surutilisation de la comparaison dans l’ensemble, mais l’auteure a su, selon moi, élever la redondance pour en faire une poignante force de frappe.Somme toute, l’écriture de Virginie DeChamplain est une vague magnifique qui se fracasse en plein ventre. Mettre sur papier la déchirure de vivre et la complexité d’un amour lésionnel demande une justesse littéraire doublée d’une vulnérabilité sans orgueil. Y parvenir en tressant trois générations, et ce, dans un premier roman, c’est plus qu’admirable.Si un jour je trouve le courage et la détermination d’écrire un roman, j’espère qu’il sera aussi dense et aussi nécessaire que Les falaises. Retour au dossier Imaginaire de la Gaspésie et des Îles de la Madeleine