Il y a quelque chose de Belle du Seigneur, le chef-d’œuvre d’Albert Cohen, dans cette biographie romancée retraçant les derniers mois de la vie de Stefan Zweig et de son épouse, exilés au Brésil, fuyant l’Anschluss. Même si Laurent Seksik propose une reconstitution fidèle des faits (l’auteur affirme ne rien avoir inventé), il se dégage de son texte une puissante intensité dramatique. Comme Cohen, Seksik a écrit un roman d’amour tragique. Nous accompagnons Stefan et Lotte Zweig comme nous suivons Ariane et Solal, c’est-à-dire dans l’intimité de deux êtres sur le point de se perdre.
Chaque chapitre porte le nom d’un mois, de septembre 1941 (date de l’arrivée du couple à Petrópolis) à février 1942 (date de son suicide). Pourquoi avoir choisi le Brésil ? D’abord, parce que cette ville baignée de soleil était toute désignée pour les bronches fragiles de Lotte. Ensuite, parce qu’il fallait fuir le Tout-Berlin et le Tout-Vienne retrouvés à New York ; échapper aux incessantes demandes d’affidavits, ces certificats dans lesquels Zweig devait se porter garant d’exilés allemands. Seksik dépeint la détresse de Zweig avec une maîtrise inouïe du portrait psychologique. On voit le grand humaniste viennois perturbé par les échos qui lui viennent d’Europe, torturé par la confiance que tant de correspondants placent en lui et désireux d’oublier ce qu’il a laissé derrière lui. Ce sont tantôt des lieux aimés, tel le domaine du Kapuzinerberg à Salzbourg ; tantôt des êtres chers, comme les amis de naguère : Hofmannsthal, Schnitzler, Joseph Roth et tant d’autres. Zweig ne se résout pas à l’idée que Vienne fasse partie du Grand Reich et que l’Autriche soit devenue le fantôme d’elle-même.
L’écriture de ce livre a exigé une connaissance très étendue de l’œuvre de Zweig et de son contexte. Elle a également nécessité une bonne dose d’empathie, ainsi que d’indéniables dons d’écrivain. Seksik a ni plus ni moins recréé la tonalité mélancolique qui émane des œuvres de Zweig, surtout du Monde d’hier. Au fond, Seksik a appliqué la même méthode que le maître autrichien : « Il savait qu’on ne pouvait réduire un homme à ce que l’on connaissait de son existence. Il fallait, au gré des affinités avec son sujet, entrer en communion, viser l’ombre plutôt que la vérité révélée ». Une révélation.