Roman paru en 1995, Lame méritait amplement une réédition. Avec élégance et profondeur, l’auteure renouvelle la conception que l’imaginaire s’est formée de l’enfer au fil des ans et dans le creuset des catéchismes. À en croire le premier d’une substantielle succession de tomes, l’enfer peut, en effet, sévir en horreurs diverses et traiter avec une certaine désinvolture les traits que lui attribue la tradition. Tel enfer est mou, tel autre, d’inspiration plus classique, soumet ses damnés aux pires supplices. La frontière entre la vie et l’après-vie devient poreuse. La proverbiale éternité subit elle aussi des retouches, puisque le prince des enfers termine sous nos yeux un règne de seulement (!) mille ans. Quant au fils et successeur de ce menaçant Lucifer, il concocte d’importantes réorientations dans le rôle et le site de la damnation. Entre autres réformes, il conscrira pour l’expiation plusieurs mains et divers lieux.
Car un élément récurrent retient l’attention : l’enfer est un univers d’exigeante justice. Justice qui jauge autrement la médiocrité et la méchanceté, la simple démission et l’investissement de l’âme dans le mal. Justice qui cesse de châtier si la faute était circonscrite et que la peine a été dûment payée. Justice qui laisse la victime s’exprimer sur la sentence à imposer au bourreau. Justice qui, malgré tout, ne dissimule aucunement son rôle punitif. « Peut-être que l’enfer, c’était la terre sans l’hypocrisie. » Dès lors, l’enfer cultiverait une justice plus respectable que celle des mondes familiers. « C’est vrai, l’enfer, d’où tu viens, est reconnu comme un lieu où règne la justice. Ici, que veux-tu, on fonctionne plutôt comme dans les mondes extérieurs. » L’enfer, sous le règne du Lucifer disparu, aurait même été, pour ces mondes parallèles encore imprécis, une échappatoire facile et honteuse. Ils auraient rentabilisé le mal sans jamais le combattre. Sous leurs yeux se seraient multipliés avec bénéfice et sans répression les comportements les plus abjects, seul l’enfer aurait assumé la tâche ingrate de les sanctionner. Était-il équitable que l’enfer assume le rôle du bourreau et que les mondes aux crimes florissants se dispensent des fonctions répressives ? Pourquoi l’enfer serait-il seul chargé du « sale travail » ? La réforme sera en bonne voie quand chaque monde assumera sa part des sanctions.
L’auteure dans ce premier tome semble consciente de ne baliser qu’imparfaitement ce nouvel enfer. La mort est-elle encore un passage irréversible ? Sera-t-il possible de circuler d’un monde à l’autre ? Quels péchés obtiendront une réduction de peine ? Les « bonnes âmes » pourront-elles dépasser la tâche plutôt décorative et lénifiante à laquelle elles sont limitées dans ce premier tour de piste ? La romancière, en habile gestionnaire de ses intrigues, se réserve de poser ou non ces questions. À suivre.