« Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça c’est passé. » Ainsi débute Les bienveillantes, le plus extraordinaire roman à être paru depuis des lustres. Celui qui interpelle ainsi le lecteur, c’est Maximilien Aue, ex-officier SS, recyclé après la guerre dans le commerce de la dentelle. Les 900 pages qui suivent racontent, presque au jour le jour, sa traversée de la guerre.
Max Aue est un bel esprit. Brillant juriste, il aime la musique, surtout Rameau et Couperin, lit Platon, Lermontov, Flaubert, éprouve une passion sexuelle dévorante pour sa sœur Una, et est, accessoirement, homosexuel. Très jeune, il joindra les rangs du Parti national-socialiste et sera incorporé aux SS ; on le chargera d’assurer la sécurité du Parti puis, progressivement, d’éliminer les « dégénérés » qui menacent la pureté de la race aryenne : juifs, tsiganes et bolcheviques d’abord, mais aussi malades, handicapés, homosexuels et autres déviants.
Cet idéaliste a fait sienne l’utopie raciste nazie et tue pour elle. Sans plaisir mais sans état d’âme non plus. « Pour nous l’homme ne comptait pour rien, la Nation, l’État étaient tout. » Un monstre, Max Aue ? Pas vraiment. Plutôt un homme ambitieux. Un homme de convictions persuadé du bien-fondé de sa cause. Un homme soucieux de toujours mieux faire, quelle que soit la tâche qu’on lui assigne. Un homme presque ordinaire en somme. À partir de juin 1941, nous le suivons à la trace. En Ukraine d’abord où nous le voyons se démener dans le chaos des opérations militaires et réaliser toute l’horreur de sa tâche. Bientôt malade d’épuisement, il est envoyé en convalescence dans le Caucase où il se lie d’amitié avec Voss, un spécialiste des langues d’Asie centrale. Soupçonné d’entretenir avec ce dernier une amitié particulière, il est expédié au front de Stalingrad.
Blessé à la tête, Aue est rapatrié à Berlin où il écume les lieux de pouvoir. Ses interlocuteurs se nomment Himmler, Speer, Eichmann. Affecté à la gestion des camps d’extermination, on lui demande d’étudier la question de la sous-alimentation des détenus. Aue se bat alors pour améliorer le sort des prisonniers mais surtout pour sauver une main-d’œuvre essentielle à la victoire allemande. Le roman s’achève au moment où Max s’enfuit d’un Berlin à feu et à sang.
Brillante reconstitution d’un temps de grande déshumanisation, le livre pose la question des responsabilités à l’égard de la Shoah sous un angle plus complexe que celui du bon opposé au méchant. Qui sont les bourreaux ? « Des hommes ordinaires, bons avec [leurs] proches, indifférents aux autres, et qui plus est, respectueux des lois. » Cette absolution partielle des individus, Jonathan Littell ne l’étend toutefois pas au peuple allemand dont il récuse tout plaidoyer d’innocence fondée sur l’ignorance. Le lecteur lui-même ne s’en tire pas à meilleur compte : « Tout le monde ou presque, dans un ensemble de circonstances donné, fait ce qu’on lui dit de faire ; et excusez-moi, il y a peu de chances pour que vous soyez l’exception, pas plus que moi ».
Stupéfiant premier roman, Les bienveillantes est aussi un livre dur, un livre difficile, un livre dérangeant. Avec lui, Jonathan Littell fait une entrée fracassante dans le monde de la littérature et s’assure d’emblée une place parmi les grands.