Le titre, qui semble promettre un roman et qui livre autre chose, n’est pourtant pas malhonnête. C’est l’économie, non l’amour ou l’émotion, qui occupera l’avant-scène de l’essai de Pietra Rivoli, Les aventures d’un tee-shirt dans l’économie globalisée, mais les virages seront assez nombreux pour que le rythme rappelle celui d’un périple imaginaire.
Dès le départ, surprise. Le lecteur qui, sans même douter, croyait que le coton provenait de pays pauvres ou sous-développés découvre que les États-Unis fournissent depuis deux siècles un approvisionnement majeur. Comme sur d’autres fronts, le fabuleux rattrapage chinois retire peu à peu sa suprématie à la production étatsunienne, mais le dauphin ne peut encore prétendre à une domination aussi nette ni aussi durable que celle du Texas.
Ne confondons pourtant pas récolte du coton et production de textile. Encore là, les réflexes sont pris en défaut. On croyait le coton originaire des pays pauvres et les filatures une caractéristique des pays industrialisés ? On avait doublement tort, explique l’économiste Pietra Rivoli. Le coton, récolté aux États-Unis, est souvent traité et transformé hors des circuits industriels d’Occident. Les vêtements sont découpés, cousus, assemblés par une main-d’œuvre mal rémunérée et dans des conditions de travail dont l’inhumanité a échappé au regard jusqu’aux temps récents. Ce n’est pourtant pas la fin des pérégrinations du coton ou du textile : ils quitteront l’Asie et franchiront un ou deux océans de plus pour s’offrir, moyennant quelques transformations, aux commerces européen et étatsunien. Parler des aventures d’un tee-shirt n’a donc rien d’excessif. Comme si ce parcours ne présentait pas un nombre suffisant d’étapes et d’escales, le tee-shirt dont les Occidentaux se débarrassent après usage et désaffection va connaître une nouvelle vie et d’autres voyages. Un marché existe, en effet, africain surtout, pour le tee-shirt usagé. L’Afrique reçoit ce dont le consumérisme étatsunien ne veut plus. Elle songe même, laisse entendre sans rire Pietra Rivoli, à vendre en terre étatsunienne les tee-shirts usagés qu’elle a recyclés !
Le propos de l’auteure est si nuancé qu’on y cherche vainement le style tranchant des altermondialistes ou, à l’inverse, l’éloge extasié de la globalisation de l’économie. Rivoli a visité tous les coins du monde où le coton subit ses métamorphoses ; partout, sauf dans les exploitations futuristes de l’ouest des États-Unis, elle a observé une cruelle exploitation de l’être humain. Par contre, elle se fait dire par nombre de personnes soumises à cet esclavage contemporain que leur sort s’est amélioré depuis qu’elles ont quitté leur ferme familiale pour s’enfermer dans des usines. Du coup, le discours hésite : oui, il y a exploitation éhontée ; non, les victimes ne souhaitent pas retourner en arrière. Justification sophiste de l’injustifiable ? Rien ne permet d’accuser l’auteure d’un tel cynisme. L’ambivalence est cependant troublante.
Les aventures du tee-shirt se déroulent dans des décors différents selon les siècles, mais, à une exception près, elles obéissent à des lois si imperturbables qu’elles en deviennent prévisibles. La principale, c’est que nul pays ne conserve durablement le premier rang dans le commerce du coton et de ses dérivés. L’Angleterre eut son heure de gloire, la Nouvelle-Angleterre vécut la sienne, le sud des États-Unis prit la relève, avant que le Texas s’empare de la position de tête. Autre constante, les flux commerciaux semblent prendre plaisir à inverser les relations entre pays producteurs et pays acheteurs. « Dès ses origines, écrit Rivoli, l’industrie anglaise du coton s’est particulièrement développée à l’export. En 1800, elle vendait des vêtements de coton en Asie, en Europe continentale et sur les deux continents américains. » Pour une bonne part, ce sont les améliorations techniques, dont le métier à tisser à moteur d’Edmund Cartwright, qui expliquent la domination anglaise. Ce qui advint en Angleterre sera observable ensuite partout ailleurs : quand frappe l’industrialisation dans l’exploitation du textile, le pays entier est secoué, son économie transformée, le travail transféré du foyer familial à l’usine. Et toujours suivent d’inévitables secousses sociales. Ceux que le métier à tisser mécanique jette au chômage voudraient briser l’invention diabolique ; certains passent à l’acte.
Un souvenir montre bien que notre époque n’a pas inventé la piraterie industrielle : un Bostonien du nom de Francis Cabot Lowell fit bénéficier son milieu des trouvailles anglaises. « En 1810, Lowell se rendit en Angleterre avec sa femme et ses jeunes fils. Les Anglais n’avaient aucune raison de le soupçonner d’espionnage industriel. » C’est pourtant lui qui mémorisa les détails les plus importants de la technologie anglaise et les transféra à la Nouvelle-Angleterre. La montée des filatures du Massachusetts et du New Hampshire fut irrésistible : « Alors que dans les années 1820 les États-Unis et l’Europe avaient absorbé près de 70 % des exportations anglaises, à la fin du siècle, ils ne représentaient plus que 8 % ». La Nouvelle-Angleterre dut, à son tour, céder le premier rang ; son règne avait été moins long que celui de l’Angleterre. Son déclin s’effectua à une cadence infernale au profit, entre autres régions, de la Caroline du Nord. Cette fois, ce furent les bas salaires qui agirent comme facteur majeur. L’Asie, une fois encore, servait de principal marché d’exportation ; le fournisseur avait changé, mais pas le client. Ironie de l’histoire que les temps présents envelopperont d’amnésie, « les flots de cotonnades chinoises bon marché qui submergent les États-Unis aujourd’hui sont presque l’exact symétrique de ce qui se passait il y a un siècle ».
À cette tendance de l’industrie du textile à remplacer ses empereurs l’un par l’autre, il est, répétons-le, une exception : celle du Texas. Non seulement cet État est-il un important producteur de coton dès le début du XIXe siècle, mais il est depuis 1890 le plus gros producteur des États-Unis. Comment expliquer cette montée en puissance et surtout la durée de la préséance texane ? Pietra Rivoli identifie deux facteurs. D’une part, le Texas a réussi à créer une synergie entre les différents intervenants : propriétaires de plantations, recherche universitaire, entreprises privées, etc. D’autre part, il a tiré du croisement de ces intérêts un lobby d’une redoutable efficacité. Les deux facteurs se renforcent ainsi l’un l’autre : puisque l’industrie du coton texane parle d’une seule voix, le monde politique, à défaut de pouvoir résister à une telle coordination, s’associe à la caravane. « If you can’t fight them, join them », dirait un adage cynique et pragmatique. Le discours étatsunien a beau vanter les mérites du libéralisme économique, toutes les ententes commerciales du pays exemptent le textile des règles applicables aux autres industries. Le protectionnisme sévit dans ce secteur avec une telle virulence que les pouvoirs publics, bon gré mal gré, multiplient les quotas et les tarifs pour freiner l’entrée de produits étrangers concurrents. Tant pis pour la concurrence, tant pis pour les autres industries. Diverses sources citées par Rivoli situent le coût de ce favoritisme tatillon dans une fourchette de 7 à 12 milliards de dollars, c’est-à-dire que chaque emploi préservé coûte 88 000 dollars selon une étude ou 138 666 dollars d’après une autre. Selon un autre calcul, « la combinaison des tarifs et des quotas équivalait, au début des années 1990, à une surtaxe de 48 % sur les prix des vêtements ». Quand s’affrontent sur les marchés mondiaux le lobby texan et, par exemple, l’Afrique équatoriale, les résultats sont tout à l’avantage du Texas : « […] quand le prix international du coton est de 50 cents par livre, les fermiers d’Afrique équatoriale reçoivent 25 cents, tandis que les fermiers américains reçoivent 72 cents par livre ».
Pietra Rivoli n’en déduit pas pour autant, contrairement à ce que semblent proposer certains altermondialistes, qu’il serait souhaitable de revenir à un protectionnisme généralisé. Elle continue de souhaiter la globalisation de l’économie et la libéralisation des échanges commerciaux. Bien que consciente de la tricherie des producteurs texans de coton, elle tient à souligner que les producteurs des autres pays sont aujourd’hui en meilleure posture qu’avant leur entrée dans « la course à l’abîme ». On ne peut contester cette affirmation puisqu’elle repose sur les témoignages des personnes directement impliquées dans cette évolution. On conserve pourtant le droit de dénoncer dans les termes les plus durs les crimes commis par les comploteurs étatsuniens contre à peu près tout le monde, à commencer par les consommateurs de leur propre pays et en continuant avec la main-d’œuvre étrangère. Ce n’est pas parce qu’une classe sociale se hisse péniblement de l’esclavage à la misère noire que l’on doit pardonner le profit plantureux de ceux qui nageaient déjà dans le luxe.
Bouquin puissamment documenté, combinant les données de la statistique et les rencontres multipliées au ras du sol, insistant sur les faits et les nuances plus que sur les condamnations fracassantes. Un certain malaise persiste néanmoins : même au nom de la neutralité universitaire, on ne peut renvoyer dos à dos le riche tricheur texan et ses concurrents affamés et floués.