Le lundi 27 août 1934 se passe un événement spectaculaire à Belle-Île-en-Mer, au large de la Bretagne : enfants et adolescents de la « colonie pénitentiaire » se sont mutinés et ont pris la poudre d’escampette. Puisqu’ils sont sur une île, on les retrouvera tous facilement. Tous, sauf un. En effet, sur cinquante-six évadés, un jeune semble s’être volatilisé. À ce jour, on ne sait toujours pas ce qu’il en est advenu. Il n’en fallait pas plus pour que Sorj Chalandon s’empare du sujet et en fasse un roman.
L’histoire commence donc par une description très dure de cette fameuse « colonie pénitentiaire », que certains journaux de gauche n’hésitaient pas à qualifier de bagne. En effet, les conditions de vie y sont atroces, et les enfants y sont maltraités, tant psychologiquement que physiquement, voire sexuellement pour certains. Qui sont ces « colons » ? Chalandon adopte une perspective résolument hugolienne pour les décrire : ce sont, tout simplement, les maudits de la société. Dans certains cas, des bébés abandonnés, que l’État « prendra en charge ». Dans d’autres, des enfants dont la famille ne veut plus, soit à cause d’une grande misère, soit à cause de leur caractère impossible. Dans d’autres encore, de petits délinquants, « voleurs de pain » poussés à cette extrémité parce que négligés ou orphelins.
La société se fout d’eux. La direction de la colonie peut bien en faire ce qu’elle veut, personne ne s’y intéresse, et la population locale adhère sans sourciller à ses calomnies, comme quoi ce sont des délinquants dangereux et plus ou moins irrécupérables.
Jules Bonneau (et non Bonnot, comme le personnage tient à le souligner !), dit La Teigne, a vingt ans. Il sera libéré à sa majorité, dans un an. Mais libéré signifie en fait vivre une vie de marin peu prometteuse (on l’a formé dans ce but à la colonie), sans compter que le moindre faux pas, interprété par les esprits vicieux des gardiens, risque de l’aiguiller plutôt vers le bagne, le vrai. Il profite donc d’une révolte pour se sauver avec ses camarades. Contrairement à ceux-ci, il aura la chance d’être récupéré par un insulaire qui abhorre les « chasseurs d’enfants » et qui, au lieu de livrer Jules aux autorités contre la prime annoncée de 20 francs, décide de le prendre sous son aile pour en faire un homme.
L’auteur a déjà traité du thème de l’enfance violentée (Profession du père, 2015) et abusée (Enfant de salaud, 2021), ayant lui-même connu ce genre de situation. La description des sévices de la colonie, décrits avec force détails, sort-elle de son imagination ou d’une documentation étayée ? Bien que l’auteur ne laisse aucune note, on peut supposer que la seconde hypothèse est la bonne, auquel cas on ne peut que mesurer l’immense progrès accompli par nos sociétés dans le traitement des enfants en quelques décennies. La Colonie pénitentiaire de Belle-Île-en-Mer a fermé ses portes dans les années 1970.
Fait intéressant, le personnage principal lui-même résiste à la commisération petite-bourgeoise qui colore une partie du récit : « Dans son livre sur la colonie, le journaliste avait voulu faire chialer le populo avec des histoires d’orphelins, de fils du divorce, de gamins abandonnés par leur marâtre, de resquilleurs de train, de vagabonds ou de voleurs de pain. Il y en avait ici, mais je n’étais pas de ceux-là. Je n’avais que faire de la pitié ou de la bonté ». Tout en bénéficiant de la présence bienveillante de son père adoptif, Bonneau reste un dur. Ainsi, après avoir tué un homme pour sauver ses bienfaiteurs : « […] en revenant sur mes pas j’étais un assassin. Sans honte ni conscience torturée. […] J’allais vivre avec ce crime. Et cela m’allait ».
Le livre nous plonge par ailleurs efficacement dans la société française de l’entre-deux-guerres, une société polarisée entre les Rouges et les Croix-de-Feu. Bonneau, hébergé par un bon pêcheur humaniste, sera pris au piège par le beau-frère de celui-ci, qui n’accepte pas les choix sociopolitiques progressistes de sa sœur faiseuse d’anges et de son mari.
Essentiellement, un roman qui se lit bien, un récit bien mené, dénué de longueurs, où les développements se succèdent en suscitant l’intérêt, dans un style qui, tout en abusant de la phrase nominale, n’en est pas moins émaillé de formules efficaces.