À ne pas confondre avec Samuel Jankélévitch (1869-1951), premier traducteur de Freud en France dès les années 1920, le philosophe Vladimir Jankélévitch (1903-1985) aura été un grand amateur de musique et un admirateur de Liszt, comme le montrent des écrits inédits récemment réunis.
Les lecteurs de Nuit blanchesont familiers de l’œuvre de Jankélévitch ; on a pu lire l’excellent article « L’esprit de résistance de Vladimir Jankélévitch », de Roland Bourneuf (n° 146). Dans l’ouvrage posthume L’enchantement musical, l’historienne Françoise Schwab a retrouvé et réuni une vingtaine de textes épars et articles parus entre 1929 et 1983. Pour la préfacière, « Musique et philosophie se marient avec bonheur dans l’œuvre complète de Vladimir Jankélévitch ».
L’intérêt de ce recueil réside dans les commentaires « à chaud » du jeune critique à propos des œuvres de son temps. Alors qu’il était professeur de philosophie et de sociologie à l’Institut français de Prague, en 1930, Jankélévitch écrivait dans la Revue française de Prague : « [L’opéra Le nezde Chostakovitch] est une musique d’enfant terrible destinée, de toute évidence, à épouvanter les bourgeois ; l’éparpillement instrumental y atteint rapidement les limites de la tolérance auditive, et une réjouissante sauvagerie ne cesse de se donner libre cours à travers des bruits divers inégalement agréables à entendre ». On suit avec intérêt les erreurs de jugement et les partis pris de Jankélévitch, car ses impressions émises dans les années 1930 rappellent à quel point les innovations musicales et les audaces du XXesiècle avaient rencontré la réprobation des critiques les plus ouverts. Comme il l’écrivit en 1946, « [i]l est beau de penser que La Mer, le plus grandiose des poèmes océaniques, fut sifflée en 1905 par la bourgeoisie cagoularde, bien pensante et distinguée de la salle Gaveau ». Mais le philosophe se ravisera par la suite sur les compositeurs contemporains, louangeant « les somptuosités harmoniques de Messiaen ».
Le tiers de ce livre est consacré au compositeur que Jankélévitch rebaptise parfois François Liszt et qu’il divinise : « Si Franz Liszt n’avait pas existé, il est hors de doute que la musique aurait parcouru des routes toutes différentes et piétinerait peut-être encore dans l’ornière des formes studieuses ; il a rendu possibles Balakirev et Scriabine, Fauré, Debussy et Ravel ». Dans une étude, Jankélévitch rendait aussi hommage à des compositeurs oubliés comme Gabriel Dupont (1878-1914) pour sa mélodie qualifiée d’« hallucinante » intitulée « Nuit blanche », alors inédite, et endisquée en 2011 chez ATMA par le pianiste Stéphane Lemelin. Contre toute attente, c’est dans les pages lumineuses de la postface de Jean-Marie Brohm que la part philosophique est la mieux située : « […]la musique, elle, n’est rien en dehors de la temporalité, parce que ‘la temporalité est l’essence même de la musique’ ».
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