Les changements profonds de société suivent une autre courbe temporelle que celle d’Internet. Au delà du prêt-à-penser, de lents mouvements de maturation se déclenchent en sourdine puis s’impriment petit à petit sur le tissu social. L’enquête sociologique conduite auprès de 100 000 États-uniens par Paul Ray et Sherry Ruth Anderson durant 12 ans démontre qu’entre les Modernistes et les Traditionalistes (catégories floues et larges qui ne recoupent pas bêtement la droite et la gauche), un nouveau sous-groupe culturel, les « créatifs culturels », représentant 24% de la population de nos voisins du Sud (ce qui fait pas moins de 50 millions d’individus), émergerait « organiquement » depuis les années 1950 et 1960. Les sources de cet énorme sous-groupe ? Les manifestations contre la guerre du Viêt-Nam et le racisme, la montée du féminisme et de l’écologie profonde, la défense du développement durable, bref tous les mouvements qui, depuis la « Beat Generation » et le psychédélisme, mettent de l’avant la nécessité de la spiritualité et de l’éveil de la conscience de l’être humain.
Prenant appui sur la théorie du feed-back et sur une vision du monde contemporain proche de celle d’Anthony Giddens, le conseiller de Tony Blair, les auteurs analysent longuement le conflit entre les cultures hégémoniques et les modalités d’émergence de la troisième voie suivie par les créatifs culturels. Les Modernistes, qui représentent la culture urbano-industrielle et technologique dominante, portent l’idéologie hypermatérialiste de la mondialisation : profit, efficacité, réussite personnelle, culte de l’image, cynisme, opposition à toutes les valeurs autres que les leurs et dénégation de l’histoire. Quant aux Traditionalistes, régressifs hétérophobiques tournés vers le mythe du « Great Awakening », ils regroupent en fait un bon nombre de leurs opposants et défendent les valeurs identitaires de la famille dirigée par le père, de l’Église et de la communauté. Le bouclier spatial constitue pour eux une nécessité. Appartenant pour la plupart à la classe moyenne, mais ne formant pas une homogénéité démographique (entre autres parce qu’ils seraient inconscients de leur existence en tant que groupe), les créatifs culturels partagent un style de vie qualifié par les auteurs d’holistique, d’expérimental et d’authentique. En optant pour l’écocitoyenneté, l’alimentation biologique, le développement personnel, les médecines alternatives et les différentes formes d’implication sociale, ils favorisent l’émergence d’une sensibilité nouvelle, paisible, mais radicale. Reste à voir ce que leur réserve le marché de l’avenir.