On trouve très peu de livres rédigés par un auteur au moment où celui-ci est âgé de cent ans. Ou presque.
Ces Leçons d’un siècle de vie sont parues deux mois avant la célébration du centenaire d’Edgar Morin ; mais dès le préambule, le philosophe se garde bien – du haut de ses cent ans – de vouloir « faire la leçon » ou de pontifier en y allant de conseils aux plus jeunes que lui, c’est-à-dire presque tout le monde. Ce parcours autobiographique commenté et annoté s’apparente à un autre bilan plus substantiel : Mon chemin. Entretiens avec Djénane Kareh Tager (Fayard, 2008).
L’incipit de ces Leçons d’un siècle de vie est le même que celui utilisé par André Breton au début de Nadja(1928) : « Qui suis-je ? » Conscient du riche héritage culturel légué par ses ancêtres, Edgar Morin explique comment ses identités multiples (il est à la fois d’origine juive, Français et Européen) se sont superposées : « Mes parents immigrés n’avaient pas d’identité nationale », constate-t-il. Au fil des pages, différents épisodes de sa vie sont évoqués philosophiquement, en mettant en évidence une suite de hasards, d’erreurs et de coups du destin, des points tournants et des voyages, dont plusieurs séjours au Québec, entre autres aux côtés de Johanne Harrelle (1930-1994) – que l’on pouvait voir dans le film À tout prendre de Claude Jutra. Le sociologue ne peut s’empêcher de diagnostiquer le monde qu’il observe ; ainsi, le phénomène des Gilets jaunes en France s’expliquerait par un manque de considération de ces protestataires, à partir d’un concept élaboré par Hegel et repris par Axel Honneth lié au besoin de reconnaissance. Les chapitres centraux abordent les « grands moments » de sa vie, mais aussi des sujets fondamentaux tels qu’une éventuelle recette du bonheur ? L’auteur de La méthode revoit son cheminement intellectuel, ses engagements, les éléments déclencheurs à l’origine de certains de ses livres ; il n’élude pas ses faux pas ni ses aveuglements d’antan avant de proposer son credo et ses mémentos comme des résolutions pour guider ses actions et ses attitudes. Glanons un de ses leitmotive qui rappelle que l’humain n’est pas compliqué (terme péjoratif), mais plutôt riche d’une complexité qui permet les interrogations et les contradictions (apparentes) : « À la doctrine qui répond à tout, plutôt la complexité qui pose question à tout ». Mais surtout, ces Leçons d’un siècle de viesembleront vivantes et actuelles : il y est même question des causes de la COVID-19, des GAFA, des excès du capitalisme sauvage et du néototalitarisme dans la Chine actuelle. Il n’y a pas une once de nostalgie ou de passéisme dans ces pages : que de l’espoir et de la sagesse, dans un langage limpide et accessible.
Comme toujours, Edgar Morin partage au passage – pour notre plus grand bénéfice – les lectures déterminantes de sa jeunesse, celles qui ont façonné sa vision du monde ; il mentionne par exemple Le crime de Sylvestre Bonnard (1881), roman d’Anatole France duquel émerge le concept de « scepticisme souriant » – une oscillation entre la foi et le doute – qui l’inspirera pour longtemps. S’il a pris l’habitude de citer généreusement d’un ouvrage à l’autre (et surtout dans ses plus récents) ses auteurs de prédilection, on ne saurait reprocher à Edgar Morin de se répéter : les titres signalés et les idées qui s’en dégagent sont rarement les mêmes !