On déboulonne des statues de héros nationaux comme l’ancien Premier ministre John A. MacDonald ; on boycotte des célébrités pour une déclaration jugée répréhensible ; on congédie promptement une professeure à temps partiel dans une université canadienne pour des propos considérés comme offensants et retirés de leur contexte ; certains programmes scolaires, en Ontario, remplacent des livres en français teintés de colonialisme : c’est le résultat – et la réussite – de la pensée woke.
Rattachée au CNRS, Nathalie Heinich avait déjà produit des ouvrages très rigoureux sur la bien-pensance et les idéologies émergentes, comme Ce que n’est pas l’identité (Gallimard, 2018) ; ses livres remettent les pendules à l’heure. Ici, Le wokisme serait-il un totalitarisme ? ne fait pas écho aux quelques événements typiquement canadiens mentionnés ci-dessus, mais y est évoquée à titre d’exemple l’affaire Kanata, qui avait forcé Robert Lepage à reporter, à réviser, puis à réécrire sa mise en scène afin de se conformer à la vision de l’histoire de certains membres des peuples autochtones, à la suite d’accusations de « complicité d’appropriation culturelle ». Pour la sociologue, cette accusation envers Robert Lepage est « un non-sens » et cette obligation de conformisme prouve que même un artiste de gauche peut être accusé de racisme par des groupes prétendant représenter toute une communauté, se situant encore plus à gauche, et qui en l’occurrence s’avéreront encore plus radicaux : « [La] gauche s’est trouvée débordée sur sa gauche ». La réponse à la question posée dans le titre est étayée à partir de deux mécanismes : d’abord, une forme de censure (cancel culture, ou culture de l’annulation) qui disqualifie les opinions opposées au wokisme et évacue toute forme de débat ; puis, le blocage des dissidents qui voudraient contester cet excès de rectitude politique. Ce mot anglais (signifiant « éveil », « éveillé », dans le sens de prise de conscience) vient des États-Unis (après avoir effectué un détour par le Canada anglais) et constitue une nouvelle forme de puritanisme, un peu comme au XIXe siècle – mais un puritanisme des opprimés ou, du moins, brandi en leur nom, et de manière revendicatrice et véhémente. Ainsi, sur l’épineuse question de l’identité de genre, la tendance actuelle est jugée sévèrement et s’apparente à de l’endoctrinement : « [C]ertains contenus relèvent plutôt d’une entreprise de rééducation idéologique en prétendant imposer une conception bien particulière des rapports entre les sexes sous couvert de ‘lutter contre les stéréotypes’ ». De nouvelles entreprises se spécialisent désormais dans ce petit commerce de rééducation et offrent des formations ciblées (et coûteuses) en équité, diversité et inclusion. Le constat est grave, et certaines institutions comme les universités, sous le noble prétexte de vouloir laver plus blanc que blanc, se plongent dans ce qui est ici qualifié de « mentalité totalitariste », s’apparentant aux procédés du stalinisme. Similairement, l’idéal du multiculturalisme aura été dévoyé, faute de pouvoir le critiquer librement ou d’en dénoncer les excès, les contradictions, les faux pas : « Le multiculturalisme a glissé vers le communautarisme identitariste [sic] et […] celui-ci vire sous nos yeux au totalitarisme ». Et, paradoxalement, ce totalitarisme émergent est opéré par la gauche.
Le débat ne fait que commencer, mais celui-ci est déjà intense, passionné et souvent disproportionné. Nora Bussigny vient de sortir Les nouveaux inquisiteurs. L’enquête d’une infiltrée en terres wokes chez le même éditeur (Albin Michel, 2023). Jean-François Braunstein avait déjà publié un essai similaire, intitulé La religion woke (Grasset, 2022). Par son style à la fois vif, percutant, clair, nuancé et bien documenté, l’essai de Nathalie Heinich marque des points, nous éclaire, nous bouscule parfois, mais convainc. On espère que nos décideurs le liront.